Durant les vingt-quatre premières années de sa vie, Édouard Savenko s’est rêvé en personnage stendhalien. Mais être Julien Sorel dans le décor morose d’une banlieue ukrainienne peuplée de poètes ratés, de tourneurs-fraiseurs, de voyous, d’alcooliques et d’amis qui sont souvent les quatre à la fois, confine à l’impossible. Frêle et myope, le petit Eddy comprend très vite qu’il devra batailler pour exister aux yeux de la masse des médiocres qui peuple ce monde.
Jeune adulte, Savenko deviendra Limonov : un dur à cuire au nom citronné de grenade dégoupillée qui roulera des mécaniques de son Ukraine natale à Moscou en passant par New York et Paris.
Voici le roc auquel s’est attaqué Emmanuel Carrère, dans une biographie aussi saisissante que son héros.[access capability= »lire_inedits »] On ne s’attendait pas vraiment à voir cet héritier d’une lignée de Russes blancs signer le portrait empathique d’un écrivain-agitateur néo-stalinien pourfendeur de la démocratie et des droits de l’homme. Mais voilà, la croisade antipoutinienne de Limonov lui valut les éloges appuyés de sa compatriote Anna Politkovskaïa, ce qui incita Carrère à se pencher sur son cas. Il fallait une sacrée dose de courage pour s’attaquer frontalement à un artiste aussi diabolisé.
Carrère n’abuse pas de la moraline. Son Limonov respire par ses défauts. Le poète russe n’est pas à une contradiction près. En réprouvé, il ne succombe aux trompettes de la renommée que pour mieux renverser l’ordre bourgeois. Dans les années 1980, il s’abîme tant avec ses femmes successives, dont les deux plus fêlées finiront par se donner la mort, qu’il se punit à l’occasion en gobant les engins surdimensionnés de « grands nègres » new-yorkais.
« Ce fasciste n’aime et n’a jamais aimé que des minoritaires »
Jouant au candide décentré, Carrère touche à la vérité profonde de son sujet en le qualifiant de « néo-fasciste ». Histrion à la plume trempée dans l’acide sulfurique, Limonov incarne bien l’idéal de grandeur et l’appétit de puissance chers à José Antonio et Ernst von Salomon. Avant de se déployer dans des idéologies totalitaires et xénophobes, le fascisme était un cap moral implacable, une weltanschauung de l’honneur refusant l’avachissement des mœurs au nom d’une certaine idée de l’homme intégré dans un au-delà de soi. Cette quête frénétique de l’absolu autorisa le jeune Eddy à s’ouvrir les veines par deux fois, lorsque le désespoir existentiel et le dépit sentimental l’envahissaient.
Lecteur de Lénine, Trotski et Evola, Limonov met son syncrétisme idéologique au service du Parti national-bolchévique qu’il crée avec Alexandre Douguine, érudit mystique aux faux airs de Raspoutine, avant de rompre avec lui à la fin des années 1990. Crânes rasés, junkies, punkettes : des milliers de déclassés continuent à former une légion de têtes brûlées qui n’hésitent pas à risquer la prison pour leurs opérations d’agit prop’ contre le pouvoir poutinien.
Au passage, Carrère relève la rivalité toute mimétique qui unit Limonov et Poutine, dont le credo nationaliste reproduit le plan d’action de La Sentinelle assassinée, essai rouge-brun flamboyant dans lequel l’écrivain pleurait le cadavre encore chaud de l’URSS et crachait copieusement sur la nomenklatura mafio-capitaliste à la tête de la nouvelle Russie.
La soixantaine venue, Limonov connaît l’épreuve de l’enfermement. Après son arrestation sur l’Altaï pour avoir soi-disant fomenté un coup d’État armé au Kazakhstan, il écrit sur son carnet personnel, au milieu de l’odeur empuantie des chiottes pénitentiaires : « Aucun châtiment ne peut m’atteindre, je saurai le transformer en félicité. Quelqu’un comme moi peut même tirer jouissance de la mort ».
Carrère saisit ces instants de grâce avec la vivacité d’un photographe de guerre, de ceux qui immortalisèrent son (anti)héros à Vukovar ou Sarajevo.
Son Limonov est assurément du papier dont on confectionne les grandes œuvres.[/access]
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