Le jardin des Olieux, au carrefour des rues Lamartine et d’Avesnes à Lille, on en parle depuis mars 2015. Ce campement de migrants, qui a accueilli jusqu’à 150 mineurs isolés sur un coin de parc public, n’en finit pas de semer la zizanie entre représentants de l’État, élus et associatifs… jusqu’à ce que la justice s’en mêle… et donne raison aux sans-papiers.
Pourtant, tout a commencé bien avant l’installation du campement. Dès 2013. À une centaine de mètres du campement, au temple protestant, rue d’Arras.
Le bon pasteur
À cette époque, le pasteur, Christian de la Roque, décide d’accueillir, pour une nuit, un jeune Congolais pour lequel on n’a trouvé aucune autre solution d’hébergement. Il sera « le tout premier ». Un tapis et un sac de couchage à même le sol de la salle de culte, l’accès au WC, à une cuisine. « Pas le quatre-étoiles, mais mieux que les 1 000 du dehors », raconte aujourd’hui le pasteur. Très vite, d’autres jeunes suivront : d’abord trois ou quatre, rapidement une quinzaine.
Christian de la Roque assure que son geste n’avait rien à voir avec un engagement politique. Il a plutôt le sentiment d’avoir suivi les commandements de sa foi. A-t-il, en ouvrant la porte de son église, créé un appel d’air ? Il ne le croit pas, mais reconnaît là l’argumentaire préfectoral. Il pense plutôt avoir révélé une présence longtemps invisible, celle des mineurs isolés, souvent originaires d’Afrique noire, arrivés en France par voie terrestre ou aérienne. « Pour autant que je sache, 10 % d’entre eux sont passés par Roissy ! » Comprendre : que chacun fasse son boulot et qu’on ne demande pas aux hommes d’église de garder nos frontières.
Au départ, l’accueil au temple fonctionne bien. Et même « en autogestion ». Le pasteur n’offre pas les chandeliers comme le curé des Misérables, mais il fait confiance à ses hôtes et les laisse tirer la porte derrière eux quand ils partent le matin. « Les règles sont strictes : rangement et ménage le matin », indique ce fils de militaire. Tout juste arrivés d’Afrique où l’on respecte la figure du pasteur, les jeunes s’y plient. La plupart, en tout cas. Mais un soir de 2014, la situation dérape. Quelques garçons font du grabuge, les autres laissent faire. Pour marquer le coup, le pasteur décide d’une sanction collective : le temple leur sera fermé pendant trois jours. Dans la nuit, les jeunes investissent la salle d’attente des urgences de l’hôpital voisin. Débordés, les médecins informent les autorités… qui demandent elles-mêmes au pasteur de rouvrir son accueil !
Courant 2014, de plus en plus de jeunes migrants affluent. La salle de culte finit par recevoir jusqu’à 50 personnes. Et on refuse du monde. La situation devient intenable. Christian de la Roque alerte les associations caritatives. La Société de Saint-Vincent-de-Paul met à disposition un local et accueille à son tour une quinzaine de jeunes. Mais la demande continue, inexorablement, de croître, « comme s’il en surgissait de partout », me dira-t-on, « alors qu’officiellement il ne se passe rien » : il est vrai que la vague migratoire ignore l’Hexagone, comme autrefois le nuage de Tchernobyl…
L’Etat et les associations
Dans les faits, à l’hiver 2014-2015, tout le monde est débordé. Les associations bricolent des solutions d’urgence : l’accueil Le point de repère offre le petit déjeuner, le centre Ozanam, un sandwich le midi. Pour plus de 100 jeunes, chaque jour. C’est à ce moment-là que la défiance s’installe entre les autorités et les associations. Les pouvoirs publics ont le sentiment que les associations créent le problème (la générosité provoquant le fameux « appel d’air »). Celles-ci s’aperçoivent que l’État et le département, tout en les finançant à plus des deux tiers, se défaussent de leurs responsabilités et attendent que l’orage migratoire passe. Décider de quoi que ce soit serait reconnaître qu’il existe un problème.
En mars 2015, après des mois d’immobilisme des autorités, Christian de la Roque cesse de jouer le jeu. Il décide de fermer son accueil de nuit à l’église.[access capability= »lire_inedits »] « Pour des raisons matérielles, affirme-t-il, nous ne pouvions plus suivre. » Il est soutenu dans sa décision par les associations. On aurait voulu crever l’abcès, et placer l’État et le département face à leurs responsabilités, qu’on ne s’y serait pas mieux pris. Même si aucun de mes interlocuteurs n’acceptera de faire le lien, on peut noter que mars 2015 correspond aussi au changement de majorité du Conseil départemental qui passe à droite, pour la première fois depuis longtemps. Début d’un bras de fer avec la nouvelle majorité ou appel désespéré au nouveau pouvoir départemental qui a en charge la protection de l’enfance ? Sans doute un peu des deux.
Les jeunes migrants, de retour à la rue, investissent, le soir même, le parc des Olieux, à mi-chemin du temple et du centre Ozanam. Tous les associatifs que je rencontre l’affirment : « Contrairement à ce qui a été dit, nous ne sommes pour rien dans cette occupation. » En tout cas, on s’organise. Et vite. Un collectif de soutien se crée « spontanément » – environ 200 personnes animées par des motivations morales ou politiques. En ce début de printemps, les tentes igloos fleurissent comme des crocus. On apporte des vêtements, de la nourriture. Parfois même, dans l’ivresse des combats retrouvée, on fait la fête. Une gauche désemparée par la marche du monde a trouvé là son bon objet. Et peu importe que de méchants riverains, souvent pauvres, grondent de colère. L’une des figures du soutien aux jeunes migrants me le dit sans ambages : « Sur ce sujet, ce que pensent les autres ne m’intéresse pas. »
À la mairie de Lille, pendant des mois, on fait le gros dos. Par bonheur pour Martine Aubry, le terrain appartient à la Métropole européenne Lille (MEL)… dont la majorité est à droite. Après des pressions de la mairie de Lille, dit-on, la MEL, en tant que propriétaire, demande à la justice d’ordonner l’évacuation du parc, au nom de « l’occupation sans titre ». Le coup est habile. En droit, c’est au demandeur de proposer une solution de relogement aux occupants… La mairie du Lille peut ainsi se débarrasser du campement sans se mettre à dos le comité de soutien aux migrants. Charge à la MEL, en plus, de reloger les migrants, là où elle le pourra – c’est-à-dire, a priori, en dehors de Lille. Pas dupe de la manœuvre, la MEL se garde bien de proposer ce fameux relogement, quitte à subir le K.O. juridique – qui advient le 1er septembre dernier avec le jugement qui voit sa demande d’évacuation rejetée.
Le campement de « mijeurs »
Avocate des jeunes migrants – ils sont alors 150 à devoir être évacués – et proche des milieux associatifs, Me Dewaele est l’une des figures majeures de cette affaire. Des cheveux longs, mince, elle a des faux airs de Jane Birkin. Mais la poignée de main est franche, le discours cadré, le temps chronométré. J’attendais une militante, je découvre une juriste – professionnelle, qui refuse de livrer, avec un rien de raideur, tout sentiment personnel. Émilie Dewaele évoque les référés et la défaite de la MEL. « Surprise par le jugement ? Non ! Surprise que la MEL ait osé demander l’évacuation sans proposition de relogement ! Ça, oui. » Pour la jeune avocate, c’est un très beau coup. Sans doute, de ces jugements qui font date dans une carrière. Quand j’évoque Erin Brockovich, elle rit de bon cœur. De fait, à partir de ce jugement les choses commencent à bouger. Un comité de suivi hebdomadaire réunit la « préfète à l’égalité des chances », Sophie Elizéon, le département et les associations caritatives. Des jeunes sont progressivement placés dans des foyers à Dunkerque et à Cassel…
Reste la question : s’agit-il vraiment de mineurs ou bien de majeurs ? Normalement, la différence est de taille. Les mineurs ne sont pas expulsables et le département a l’obligation de les prendre en charge dans le cadre de la protection de l’enfance. Les majeurs, eux, sont théoriquement expulsables…Or ces jeunes ne sont ni l’un ni l’autre… « On parle de mijeurs ! » Devant mon air étonné, Clément Stellato, éducateur spécialisé, sourit. En fait, quand ces jeunes se présentent, on les confie à l’EMA (évaluation, mise à l’abri), qui statue en quelques jours sur leur « minorité » selon les critères de la circulaire Taubira. Les EMA, sous l’autorité du département mais financées par l’État à hauteur de 300 000 euros[1. Source : Uriopss (l’EMA mobilise, outre l’hébergement, trois équivalents temps plein et des experts)]par an, évaluent l’authenticité des papiers d’identité, la cohérence du récit de vie et la conformité « de l’allure générale » à l’âge que prétend avoir le jeune. Si l’évaluation conclut à la majorité du demandeur, ce dernier est remis dans la rue… d’où il déposera un recours devant le juge pour enfants… Il est alors, et pour un moment, un mijeur. Autant dire que tout commence pour lui.
Mais comment la ville a-t-elle fait face à cette histoire ? Comment, loin de tout engagement, les gens ordinaires perçoivent-ils l’affaire du jardin des Olieux ?
Quand on se promène au centre-ville, c’est un peu partout le même spectacle : murs de briques apparentes, poutres métalliques patinées et, quelque part, soigneusement éclairée, une inscription renvoyant au début du siècle dernier… Les boutiques du centre de Lille se ressemblent et racontent une histoire identique : celle d’une ère postindustrielle heureuse – iPhone, burgers chics et jeans à 200 balles… Ici, les gens ignorent où se trouve le campement de migrants du jardin des Olieux. Et si l’on insiste – des mineurs isolés, un comité de soutien, la métropole lilloise déboutée par la justice quand elle demande l’évacuation –, on finit par vous répondre : « Vous êtes bien sûr que c’est à Lille ? »
« Tout ce qui compte, c’est vos sans-papiers »
En revanche, trois stations de métro plus loin, quartier Wazemmes, on sait bien que cette histoire se passe non loin d’ici. Dans les rues, les ravalements sont moins récents qu’au centre-ville et, sous la bruine, la peinture d’une enseigne s’écaille doucement. On peut encore y lire un nom flamand, Van… quelque chose. Ailleurs, des gamins en parkas noirs et pantalons de survêtement accompagnent une mère qui porte le hijab. Sur un mur, une affiche lacérée – on y voit, dessiné, un poing fermé menaçant sur fond de croissant islamique – lance rageusement : « Stop à l’islamophobie. Face à la haggrah [le mépris, l’injustice], tu n’es pas seul. » Ghetto ? Pas sûr. Cohabitent ici trois populations : des familles musulmanes affichant souvent leurs pratiques religieuses, des étudiants, artistes souvent précaires, plus bohèmes que bourgeois. Enfin, des « petits Blancs » – tout jeunes couples déjà accompagnés de blondinets turbulents, ou retraités dont la mise, les souliers disent qu’ils peinent à joindre les deux bouts. C’est à ceux-là que je demanderai un avis. Le campement, ils connaissent. À chaque fois, ils témoignent devant moi de leur colère. « Une honte, un scandale. » Ce campement, ils le vivent comme un affront. D’une vieille dame dont les mots s’emportent mais dont j’observe le regard clair, implorant, trahissant de la détresse, je tiens un instant le bras. Doucement.
Ces gens, de condition plus que modeste, sont aussi ceux qui peuvent solliciter l’aide sociale et les associations caritatives. De fait, dans les files d’attente, à tous ces guichets de la générosité publique, ils ont croisé plus que d’autres la réalité migratoire de ce pays. Comment ont-ils réagi ?
Jean-Paul Jamet, pharmacien retraité, bénévole et responsable local de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, accepte volontiers de me recevoir en compagnie d’un éducateur spécialisé. Justement, à l’entrée du foyer, je suis témoin d’un incident. Un grand gaillard d’une quarantaine d’années n’en peut plus d’attendre. Il se met à crier. Désigne les étrangers qui attendent également, devant lui. Interpelle à travers la porte vitrée les personnes de l’accueil. Rugit comme un enfant malheureux : « Vous n’en avez que pour vos migrants, tout ce qui compte, c’est vos sans-papiers… » Si j’avais une seule question à formuler, c’était précisément celle-là : et les pauvres, ceux d’ici, dans tout ça ?
Je m’attendais à une réponse convenue. Ne pas faire le tri dans la misère, ou quelque chose d’approchant. Et de fait, la Société de Saint-Vincent-de-Paul aide ceux qui en ont besoin. Charité inconditionnelle, immédiate, qui est la raison d’être de cette institution chrétienne. Mais la pauvreté persistante et la limitation des moyens financiers… font que, de facto, les pauvres sont en concurrence. Jean-Paul Jamet oppose à cette contradiction sa bonne volonté et sa franchise. Oui, c’est difficile, et la « machine » caritative tourne à plein régime…
Je demande : « Et ces jeunes migrants, ils ne sont pas durs ? » On m’assure du contraire. Mieux. À l’évocation de ces « mijeurs », les visages s’illuminent : « Ce sont des anges, leur seul rêve est d’aller à l’école », m’assure-t-on avant de concéder, ici ou là, « quelques luttes de clans ».
Ce n’est pas la première fois qu’on témoigne devant moi de cet enthousiasme particulier. Je comprends : d’un côté la routine, la cogestion de l’aide sociale entre associations et ceux qui les financent, de l’autre ce combat, à la fois romantique et concret, immédiat et mobilisateur. Pour ces travailleurs sociaux, confrontés depuis des années à des pauvres lassés d’aides infructueuses (quand ils ne sont pas franchement revêches), ces mineurs isolés étrangers, si réceptifs au moindre geste, sont l’occasion, unique, d’être importants, d’avoir le sentiment de pouvoir changer les choses. Pareil sentiment peut se comprendre, mais cela s’appelle aussi la préférence étrangère. Pas sûr que tous les habitants de Wazemmes, même ceux qui se taisent, l’acceptent facilement.[/access]
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