Son roman, L’Œil du paon, témoigne de la réalité d’une vie de femme à notre époque.
Dans son roman paru en 2019, L’Œil du paon, la journaliste parisienne Lilia Hassaine confronte l’idéal d’une jeune fille, élevée sur une île sauvage de la côte dalmate avec la réalité de la société occidentale. Son héroïne, Héra, à la suite d’une vieille malédiction, doit quitter le paradis terrestre, le « jardin d’Éden », pour venir habiter Paris. On rencontre là le thème rousseauiste bien connu de l’innocence corrompue ou, du moins, abîmée par la civilisation. Héra se laissera emporter par le tourbillon des passions éphémères, trahissant peut-être celle qu’elle avait été jusque là sur l’Île des paons.
Le rôle premier de l’œil
La construction symbolique initiale du roman est assez claire. Héra, on s’en souvient, était le nom d’une déesse grecque, épouse de Zeus. Son animal fétiche était le paon. Pour récompenser le gardien Argos de sa fidélité, elle déplaça les cent yeux de celui-ci sur le plumage de l’animal sacré. Lilia Hassaine, cependant, ne pousse pas les significations symboliques aux extrêmes. Ce qui aurait pu se transformer en une trame ésotérique est maintenu dans les limites d’une description toute simple de la vie moderne.
Néanmoins, l’œil y garde un rôle de premier plan, puisque Héra voudrait devenir photographe professionnelle, et y réussit d’ailleurs quasiment. Il y a aussi le personnage de M. Quentin, dont la profession d’opticien souligne ce thème répété de la vision. C’est du reste un individu inquiétant, qui se comporte comme un devin mystérieux. Tout passe par l’œil, semble nous dire la romancière, le bien comme le mal.
Partie de rien à Paris, Héra évolue, grâce à sa tante, dans un milieu bourgeois et se fait de multiples relations. Très belle, elle attire le succès. Elle rencontre ainsi un puissant galeriste à demi aveugle (toujours les yeux), dont elle tombera amoureuse, et qui lui offrira une première exposition de son travail de photographe. Le triomphe, car c’en est un, la rend rayonnante ‒ mais aussi orgueilleuse. « Son charme, écrit Lilia Hassaine, autrefois discret s’était mué en quelques semaines en une beauté éclatante. On aurait dit que tout son corps débordait de vie. Elle était entre la femme enfant et la femme fatale, et c’était cet entre-deux qui lui donnait cette allure si particulière ».
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Une sensibilité chamanique perdue ?
Pourtant, elle se remémore toujours avec regret son île natale. La romancière le dit bien : Héra est « nature », « elle ne pensait plus à rien d’autre qu’à la nature ». Son enfance sur l’Île des paons, en contact direct avec les éléments naturels, a peut-être fait naître en elle des pouvoirs mystérieux, peut-être chamaniques. Elle les aurait malheureusement négligés, à son arrivée à Paris, malgré quelques manifestations épisodiques : « Elle s’allongeait sur son lit, et fermait les yeux jusqu’à sombrer dans un état proche de l’hypnose, un demi-sommeil, dans lequel les sens sont décuplés. Son esprit migrait loin, très loin de son corps, et sa respiration devenait de plus en plus lente, à mesure que son île lui apparaissait de plus en plus proche. » Héra a voulu être photographe, c’est-à-dire une artiste, pour cultiver ce don particulier de voir ce que les autres ne voient pas. Or, le chamanisme, c’est exactement cela : dévoiler le monde, ce qu’a commencé à faire Héra en créant des images avec son appareil photo.
Le vice de l’orgueil
Evidemment, son existence va se compliquer. Croyant choisir la liberté, elle s’enferme dans ses caprices de jeune fille, tourneboulée par un succès public trop immédiat. Il faudra, entre autres, la mort tragique de son petit cousin Hugo, un enfant dont elle s’occupait au début de son séjour, pour lui révéler qu’elle a fait fausse route. Elle aurait dû porter davantage d’attention aux liens familiaux ou amoureux, au lieu de sombrer dans le vice de l’orgueil : « L’orgueil de celle qui méprise un avertissement. L’orgueil des ambitions et des rêves de gloire. L’orgueil qui se regarde le fond de l’œil et ignore la souffrance des autres. »
Le roman de Lilia Hassaine est au bout du compte assez pessimiste. Il montre que la réussite professionnelle n’est pas un but en soi et qu’on ne devrait jamais trahir sa jeunesse. Héra était peut-être une « voyante », mais cette disposition ne lui a rien apporté. L’expression « l’œil du paon » signifierait alors plutôt le mauvais œil, celui qui porte malheur à l’héroïne. In fine, ce roman sensible d’une malédiction, avec sans doute une part autobiographique, est un témoignage sincère sur la vie d’une femme à Paris, en ce début de XXIe siècle.
Lilia Hassaine, L’Œil du paon. Éd. Gallimard, 2019. Disponible dans la collection « Folio ».
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