Accueil Politique L’identité malheureuse, Léonarda, Taubira: le journal d’Alain Finkielkraut

L’identité malheureuse, Léonarda, Taubira: le journal d’Alain Finkielkraut


L’identité malheureuse, Léonarda, Taubira: le journal d’Alain Finkielkraut

Alain Finkielkraut

La réception de L’identité malheureuse

Si l’accueil de votre dernier essai, L’identité Malheureuse, est globalement enthousiaste, certains articles m’ont semblé relever de l’exécution plus que de la discussion. Ce qui m’a frappé, C’est la psychiatrisation. Vous seriez, selon Aude Lancelin, un « agité de l’identité », pour Jean Birnbaum un « esprit malade en proie à une aliénation exaltée » et encore un « esprit malade » selon Frédéric Martel. Après tout, ne devez- vous pas accepter la critique autant que la louange ?

 Alain Finkielkraut :

J’ai beau aimer me prendre pour Edmond Dantès, le comte de Monte-Cristo, il serait très inélégant de ma part de me servir de « L’Esprit de l’escalier » pour assouvir une vengeance personnelle. Mais ce qui m’arrive est, je crois, symptomatique du mal qui ronge notre vie intellectuelle.

S’il était vraiment un journaliste littéraire, Jean Birnbaum exposerait mes thèses et, éventuellement, les discuterait ou chercherait à les réfuter. Mais une mission plus essentielle lui incombe, ainsi d’ailleurs qu’aux autres chroniqueurs que vous avez cités : il se doit de me démasquer. La question qu’il pose n’est pas : « Que dit Alain Finkielkraut ? » ni, a fortiori, « Comment le dit-il, avec quels arguments, quels mots, quel style ? », mais « De quoi ce type est-il le nom ? ». Et la réponse fuse : « Renaud Camus ». Lequel est, lui-même, le nom de Marine Le Pen, qui est la dernière station sur la route conduisant au pire.

Cet article est une variante de la reductio ad hitlerum dénoncée, il y a longtemps déjà, par Leo Strauss. Heidegger dit de la pensée méditante qu’à l’opposé de la pensée calculante, elle arpente un chemin qui ne mène nulle part. On peut dire, à l’inverse, que tous les chemins de la bonne pensée de notre temps mènent à Auschwitz : le devoir de mémoire a été, hélas, saisi par l’idéologie.

Dans un récent débat télévisé avec Florian Philippot, Edwy Plenel affirmait que le Front national demeure un parti d’extrême droite parce qu’en dépit de ses dénégations, il décrète, comme les maurrassiens jadis, que tout est de la faute des étrangers.[access capability= »lire_inedits »] Ce qu’on appelle aujourd’hui « mémoire », c’est le refus véhément et même fanatique de prendre en considération la nouveauté de notre temps. Pour Plenel, il faut impérativement que rien n’ait changé, que le Front national soit un parti fasciste et qu’il n’y ait pas en France de problème de l’immigration mais seulement un problème de racisme. Nous revivons les années 1930 : tous les faits qui contredisent cette certitude sont écartés impitoyablement. Et celui qui les rapporte est lui-même rejeté dans cette sombre période : il ne peut être qu’une réincarnation de Barrès ou de Doriot. Les vigilants n’ont pas peur de la « bête immonde » : ils ont peur de l’inconnu, et c’est de la méchanceté née de cette peur que je suis victime.

Jean Birnbaum vous reproche votre amitié avec Renaud Camus, qui a déclaré sa flamme à Marine Le Pen …

D’abord, il n’a pas déclaré sa flamme à Marine Le Pen : il a expliqué pourquoi, dans une circonstance particulière, il voterait pour elle. L’une des raisons était qu’elle s’était, à ses yeux, démarquée du racisme et des penchants négationnistes de son père. Et Renaud Camus pense en effet que le problème de l’immigration est d’une gravité extrême et qu’il n’y a pas d’autre remède à la crise de l’intégration qu’un arrêt des flux migratoires.

D’où ce choix électoral que je conteste, qui me désole, et je le lui ai dit. De là à me demander de sacrifier mon amitié, il y a un pas que je me refuse à franchir.

Au xxe siècle, la politique était pensée, notamment par les intellectuels, sur le modèle de la guerre. L’ami devait choisir son camp : s’il n’était pas un camarade, il n’était plus un ami. Face à Hitler, cela pouvait se comprendre, c’était même inévitable. Mais cessons de nous raconter des histoires, nous ne sommes pas dans cette situation et au moment où, à quelques téméraires exceptions près, la sociologie élève entre la vie et les hommes un mur d’analyses fallacieuses et de statistiques réconfortantes, j’ai besoin de Renaud Camus pour ne pas perdre la réalité de vue. Je suis très loin de souscrire à tout ce qu’il dit, mais j’aime son style, c’est-à-dire tout à la fois la beauté de son écriture et l’acuité de sa perception. Je sais qu’en disant cela, je m’expose à de dures représailles. Mais qu’y puis-je si la littérature est aujourd’hui le cadet des soucis des critiques littéraires ?

La tribune d’Arnaud Desplechin

Leonarda, expulsée avec sa famille vers le Kosovo, a traité le Président de la république de « Con » et proclamé qu’on allait voir qui faisait la loi en France. Son comportement n’a pas gêné le Cinéaste Arnaud Desplechin puisqu’il a signé dans Libération une tribune intitulée : « François Hollande vient de commettre une faute grave », dans laquelle il dénonçait la « panique du plus haut représentant des institutions françaises devant la détresse humble de la jeune Leonarda ».

Ce qui caractérise l’adolescence, par opposition à l’âge adulte, c’est la méconnaissance du caractère incarné, situé, de la condition humaine. C’est, en d’autres termes, l’angélisme. Les adolescents ne savent pas encore que les hommes sont des êtres qui ont des besoins, qu’ils sont en situation de lutter pour leur existence et celles de leurs proches. Toute leur disponibilité morale repose sur cette ignorance fondamentale. Ils sont d’autant plus généreux qu’ils n’ont jamais à payer le prix de cette générosité. Ils vivent dans un no man’s land civique et matériel propice aux grandes envolées.

On ne saurait leur reprocher cet angélisme, il leur est consubstantiel. Ce qui est grave, c’est de voir des grandes personnes, par démagogie ou parce qu’elles sont atteintes d’« adulescence », ériger cet angélisme en critère de moralité.

C’est très exactement ce qu’a fait le cinéaste Arnaud Desplechin dans sa tribune de Libération. Il a dit que ces jeunes désincarnés incarnaient la raison et qu’il serait heureux de manifester avec eux au retour des vacances de la Toussaint, pour le retour de toute la famille Dibrani. Mais ce cinéaste, qui a rejoint la cohorte des anges et qui voudrait, comme la plupart de ses collègues, voir disparaître les frontières, a aussi des intérêts : il milite avec ardeur pour l’exception culturelle, c’est-à-dire, si les mots ont un sens, la préférence nationale en matière de cinéma. Les intellectuels n’ont pas besoin aujourd’hui d’être courageux. Il leur a été épargné de vivre, comme leurs aînés, dans le climat de la mort violente. Mais on est en droit de leur demander d’être conséquents et de ne pas se payer de mots.

L’affaire Taubira

Alors que les insultes ignobles proférées contre la ministre de la justice provoquaient une levée de boucliers générale, la « une » raciste de Minute a été interprétée comme la confirmation du sombre diagnostic d’une France en train de céder à ses vieux démons. « assez ! », proclamait sur un ton dramatique la « une » de Libération le 14 novembre ; des artistes et intellectuels ont signé l’appel : « nous sommes tous des singes français » ; Patrick Chamoiseau parle d’une « banalisation électoraliste du discours de l’extrême droite, lui-même enguirlandé par de sinistres personnages qui font commerce de la xénophobie savante et du racisme quotidien ». Christiane Taubira, pour sa part, affiche un sourire éclatant en « une » de Elle, qui l’a élue « femme de l’année », et affirme qu’elle ne craint ni le racisme, ni le sexisme, ni la bêtise. Que retenez-vous de ces semaines : le sourire de Christiane Taubira Ou l’inquiétude de Patrick Chamoiseau ?

Je peux d’autant moins partager l’inquiétude de ce grand romancier antillais que c’est moi, doublement coupable d’être sioniste impénitent et républicain français, qui l’inquiète. Je ne suis pourtant ni assez savant ni xénophobe et j’ai été révolté par l’insulte faite à la garde des Sceaux. C’est un spectacle affreux que celui d’enfants transformés par des parents indignes en marionnettes de la haine.

Mais il est un autre spectacle pénible : celui de l’instrumentalisation éhontée de cette affaire et de l’espèce de jubilation qui s’est mêlée à l’indignation générale. Pétitions, articles, interviews, on a vu des artistes, des politiques, des intellectuels et des écrivains se repaître sans vergogne de ces mots que j’ai peine à prononcer tellement ils sont répugnants : « C’est pour qui les bananes ? C’est pour la guenon ! ».

Je me suis demandé d’où venait cette étrange complaisance à dire et à redire ce qu’on affirmait ne jamais vouloir entendre et je crois qu’il s’agissait, inconsciemment peut-être, de transformer la petite scène d’Angers en manifestation nombreuse. Plus le cri de haine était répété, plus le racisme montait en France.

On a vu ainsi les antiracistes s’enflammer contre l’écho de leurs propres paroles. Et si le journal Elle a élu Christiane Taubira « femme de l’année », c’est moins tant pour ce qu’elle a réalisé que pour l’insupportable affront qu’elle a subi. Plus exactement, ce qu’elle a fait a été littéralement sanctifié par ce qu’elle a subi. Du racisme flagrant d’une poignée d’adversaires du mariage homosexuel, on a conclu que la Manif pour tous était raciste.

Ainsi a pu s’accomplir le grand rêve régressif de ne jamais avoir affaire à des problèmes, à des dilemmes, à des points de vue intéressants et déconcertants, mais seulement à des salauds.

Et la gauche en crise, la gauche en panne de projet mobilisateur, a vécu cette affaire comme une véritable bénédiction. Elle dit craindre plus que tout le racisme, mais le racisme est, en réalité, sa dernière carte, sa bouée de sauvetage, son ultime espoir. Et rien ne doit en brouiller l’image.

Dans une tribune publiée par Le Monde, l’historien Emmanuel Debono s’interroge gravement sur les moyens de raviver l’antiracisme et refuse, en même temps, toute pertinence au concept de « racisme anti-Blancs ». Aucun sociologue ne l’a validé. Inutile donc pour ceux qui se sont fait traiter de « sales Blancs », de « faces de craie », de « sales Français » de protester au nom de leur expérience. Inutile aussi d’invoquer la tribune de la romancière Scholastique Mukasonga, parue le 11 novembre, dans Libération. Elle incrimine tous les « papas de souche » et elle conclut son réquisitoire implacable par ces mots : « N’oubliez pas, braves petits-enfants-vrais-Français-de-souche, quand vous rencontrerez d’autres guenons, et il y a beaucoup trop de guenons en France, n’oubliez pas votre banane de souche et criez-leur : “Mange ta banane, la guenon !” » Cet antiracisme totalement raciste n’est pas répertorié par la xénophilie savante. Rien d’autre n’est admis à l’existence que ce qui conforte l’idée d’une France succombant, une fois encore, à la tentation fasciste.

Aussi attendait-on de pied ferme l’arrestation du tireur fou qui avait blessé un photographe de Libération. Et les éditoriaux dénonçant le climat délétère qui avait rendu possible un tel passage à l’acte étaient déjà prêts dans la plupart des salles de rédaction. Mais la réalité a déçu l’attente : Abdelhakim Dekhar vient du camp d’en face ; on a donc retiré toute signification sociale ou politique à son geste et on en a fait un fou non plus représentatif mais rivé à sa folie. J’aimerais qu’il en soit ainsi, mais son délire anti-système s’étale sur la Toile. Il faut en tenir compte sans oublier pour autant le titre effroyable qui s’étale, lui, sur la couverture du dernier numéro de Valeurs actuelles : « Ces étrangers qui pillent la France. Les nouveaux barbares ». Cette phrase choc renvoie à un rapport d’autant plus alarmant qu’objectif, remis au ministre de l’Intérieur. Mais elle rappelle aussi les mots de Giraudoux dans Pleins Pouvoirs, un livre publié en 1939, quelques mois avant la déclaration de guerre. Ce livre commence ainsi : « Nous ne sommes plus dans une époque où l’orateur ou l’écrivain ait le loisir de choisir ses sujets. Ce sont les sujets, aujourd’hui, qui le choisissent. »

Et le sujet qui a choisi Giraudoux, ce n’est pas la menace allemande, c’est l’invasion de la France par les immigrés d’Europe centrale : « Entrent chez nous tous ceux qui ont choisi notre pays, non parce que c’est la France mais parce qu’il reste le seul chantier ouvert de spéculation ou d‘agitation facile, et que les baguettes du sourcier y indiquent à haute teneur ces deux trésors qui si souvent voisinent : l’or et la naïveté. Je ne parle pas de ce qu’ils prennent à notre pays, mais, en tout cas, ils ne lui ajoutent rien, ils le dénaturent par leur présence et leur action. Ils l’embellissent rarement par leur apparence personnelle. Nous les trouvons grouillant sur chacun de nos arts ou de nos industries nouvelles et anciennes dans une génération spontanée qui rappelle celle des puces sur le chien à peine né. » Et l’auteur de La guerre de Troie n’aura pas lieu évoque les « centaines de mille ashkenazis échappés des ghettos polonais ou roumains dont ils rejettent les règles spirituelles mais non le particularisme, entraînés depuis des siècles à travailler dans les pires conditions, qui éliminent nos compatriotes, tout en détruisant leurs usages professionnels et leurs traditions, de tous les métiers du petit artisanat : confection, chaussure, fourrure, maroquinerie et, entassés par dizaines dans des chambres, échappent à toute investigation du recensement, du fisc et du travail. »

Edwy Plenel dirait sans doute que les immigrés actuels sont les nouveaux ashkenazis. Il aurait tort. Avec ses quartiers sensibles et ses territoires perdus, notre situation est inédite. Reste qu’on ne peut, sans offenser la décence et profaner la mémoire, utiliser les mots de Giraudoux. L’emprise du « politiquement correct » n’excusera jamais les « unes » abjectes.[/access]

*Photo: Hannah

Décembre 2013 #8

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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