E. revient dans notre sous-bois avec deux plateaux de couscous, deux bananes, deux bouteilles d’eau fraîche et deux petites barquettes de jus de raisin. Cela fait plus de six heures que nous campons dans notre sous-bois à une soixantaine de kilomètres de Bani Walid, un des derniers villages où la résistance kadhafiste tient encore tête aux rebelles. « Les mouches à merde se sont barrées alors il y a de quoi manger », lance E. Je suis une mouche à merde, moi aussi. Et depuis qu’il a échangé son flingue contre un appareil-photo, E. aussi. Si nous sommes là, dans notre sous-bois à une soixantaine de kilomètres de Bani Walid, c’est précisément dans le but de décrire et de photographier la guerre. Une guerre juste contre un tyran détestable. Seulement, voilà, il se passe rien sur le front. Nous nous attendions au moins à entendre des déflagrations et apercevoir de la fumée à l’horizon, sinon à pouvoir arracher quelque témoignage aux blessés qui auraient dû arriver en nombre pour être secourus par les gars du Croissant rouge qui campent aussi ici, dans leur sous-bois de l’autre côté de la route. Mais il se passe rien. Nous n’entendons rien d’autre qu’une berceuse murmurée par le vent dans les cimes des arbres. De temps en temps les combattants qui ne combattent pas se mettent à crier « Allah Akbar » ou à tirer en l’air, voire à faire les deux, afin de maintenir les journalistes à distance raisonnable du théâtre des opérations. Personne ne sait, le commandant du check-point compris, quand il commencera à se passer quelque chose.
Nous ne connaissons pas la provenance du couscous et c’est sans doute mieux ainsi. J’offre ma portion à E. en échange de quoi j’obtiens une banane supplémentaire. « Depuis Beyrouth, je n’aime pas les journalistes. Un des nôtres était en faction dans le mirador quand une roquette lui a transpercé le cou. Dès le lendemain matin, les images du poteau d’où pendaient des morceaux de chair faisaient le tour du monde », me confie-t-il pour justifier une antipathie vieille de trente ans.
Nous ne sommes plus qu’une petite trentaine de mouches à merde restées sur place, en espérant qu’il se passera quelque chose avant demain matin. Trois voitures civiles parviennent à passer le check-point ce qui met la consœur de Reuters en colère : « Comment se fait-il que vous laissiez passer des villageois tandis que nous poireautons ici comme des débiles depuis plusieurs heures ? ». Le chef du check-point peine à lui donner une réponse satisfaisante. Apparemment, la décision de laisser passer ou non une voiture émane d’un autre check-point, plus proche du front sur lequel il ne se passe rien, mais qui serait gardé par un commandant plus important. Une journaliste travaillant pour une chaîne de télé américaine se mêle de la conversation. « Vous vivez dans un pays libre, pas vrai ? Alors, vous êtes libre de prendre la décision de laisser passer des journalistes en n’engageant que votre propre responsabilité ! ».
Mario de TéléSUR, une chaîne espagnole dont je n’ai jamais entendu parler mais qui, à en juger par son équipement – mini-parabole, téléphones satellites, gilets pare-balles et j’en passe – dispose de grands moyens, commence à organiser une rébellion contre la rébellion, en invitant nos chauffeurs à positionner les voitures en file indienne devant le check-point. « Quand même, si on démarre tous ensemble, ils ne vont pas nous tirer dessus, non ? », s’agite-t-il au milieu du troupeau des preneurs de son. Se heurtant les uns les autres avec leurs perches, ces derniers ne peuvent toutefois pas se résoudre à appuyer l’initiative de Mario. Il faut croire que la décision de déplacer les véhicules de leurs équipes ne leurs appartient aucunement. Qui sait, peut-être n’appartient-elle même pas aux envoyés spéciaux, les stars incontestables de notre essaim, dont le montant exorbitant de l’assurance-vie serait inversement proportionnel à leur autonomie décisionnelle. Au final, personne ne bouge. Et il se passe rien sur le front. Une fille blonde et mince, portant une caméra à l’épaule, revient vers le commandant du check-point, mais elle s’y prend mal : « Vous savez aussi bien que moi qu’une équipe d’Al Jazeera est déjà sur place ainsi que celle de CNN. Alors pourquoi nous, les Français, ne pouvons-nous pas avancer ? Nous vous avons aidés, alors aidez-nous ! ». Les Britanniques ricanent dans leur coin tandis qu’un Japonais demande qu’on lui explique ce qui se passe. « Rien, rien… il se passe rien », résume E.
Deux événements majeurs se produisent pourtant, simultanément et de façon totalement imprévisible. Une camionnette frigorifique venue du nord, de la direction de Tarhuna, fonce vers notre check-point tandis que depuis le sud, de la direction de Bani Walid, un pick-up blanc aux vitres teintées avance lentement, un grand drapeau libyen peint sur le capot. Les deux véhicules s’arrêtent à peu près au même moment ce qui nous force, nous les mouches à merde, à choisir celui des deux vers lequel se précipiter. E. opte pour la camionnette, tandis que je m’approche du pick-up blanc. Nous nous retrouvons une dizaine de minutes plus tard, E. avec une nouvelle provision de vivres et de l’eau fraîche, moi avec une information provenant d’une source fiable et se résumant au constat que rien ne se passera sur le front dans les heures à venir. Le Docteur Kanshel, conseiller des rebelles, et par ailleurs originaire de Bani Walid, fait une déclaration officielle à ce sujet : « Les négociations avec les forces de Kadhafi se poursuivent. La situation est difficile mais nous faisons tout pour épargner les vies humaines. Je ne peux rien vous dire de plus précis pour le moment. » Les Américains et les Britanniques font leur live, pour pouvoir plier bagages et décamper au plus vite vers Tripoli. Nous ne sommes plus qu’une dizaine à attendre.
La nuit tombe sur notre sous-bois. E. part pour récupérer de vieux cartons, histoire de dormir sur un semblant de matelas. Nos voisins les plus proches, les rebelles des villages alentour, font un feu, préparent leur couchage, graissent leurs armes. « Hello, welcome ! Tea ? You want some tea ? » J’accepte volontiers. E. revient et une discussion s’engage entre hommes sur la façon de tenir son arme, nettoyer le canon, fabriquer un écouvillon et aussi, bien évidemment, sur le football. La veille la Libye a battu le Mozambique 1 – 0. « Tu veux du thé toi aussi ? ». E. prend un verre. « Alors, il est bon notre thé ? ». E. confirme, « Oui, il est fort, j’aime le thé fort. ». Les hommes sourient. « T’es un vrai Libyen, toi. Les Libyens aiment le thé fort. ». Nos voisins sont informaticiens, profs d’école, commerçants. Certains d’entre eux ont suivi la rébellion depuis ses débuts. Maintenant ils attendent. « Les gars de Kadhafi ne nous font pas confiance. Ils pensent qu’on va les tuer au lieu de les juger. C’est vrai que certains ont plusieurs morts sur la conscience et ne méritent pas de vivre. Mais ils sont malgré tout libyens comme nous. Et puis, il faut éviter que la Libye devienne l’Irak. C’est l’objectif de Kadhafi. Ce n’est pas le nôtre. » Nous partageons une pastèque et discutons de l’avenir. Parce que, pour l’instant, il ne se passe toujours rien sur le front.
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