Michel Delon, l’un des meilleurs spécialistes du XVIIIème siècle en général et du libertinage en particulier (il fut l’admirable éditeur des romans de Sade en Pléiade, trois volumes indispensables à tous les bons esprits « qui ne font pas l’étroit »), a pris sa retraite, et se fiche pas mal désormais du qu’en-dira-t-on. Du coup, le voici préfaçant avec tout l’esprit qui est le sien un joli petit livre de Pierre-Jean Grosley (1718-1785), Troyen plein d’esprit (non, ce n’est pas un oxymore !) et pince-sans-rire qui produisit donc en 1768 l’Art de battre sa maîtresse, petite dissertation pleine de jubilation (celle, tongue in cheek, de l’auteur, et celle aussi, plus extravertie, du lecteur) — un exercice qui fera frémir Najat Vallaud-Belkacem et toutes les peine-à-jouir qui se croient féministes juste parce qu’elles manquent d’humour. Un tout petit livre élégant réédité opportunément par le Cherche-midi le mois dernier — avec une élégante cravache posée en couverture comme un paraphe impitoyable, reprise et dédoublée à la toute dernière page, comme un X jeté à la face des censeurs, des culs-bénis, des bien-pensants et autres socialistes.
« Qu’on plaisante ou s’indigne, écrit Michel Delon dans une préface érudite et plaisante (non, ce n’est pas incompatible !), la Dissertation sur l’usage de battre sa maîtresse appartient à un Ancien Régime du rire. On ne peut, de nos jours, gifler un enfant sans mobiliser les ligues de vertu, faire rougir les fesses d’une amie sans voir débarquer une escouade de Femen, tous seins dehors. Il semble même interdit d’en rire. L’humour noir, auquel André Breton a donné ses lettres de noblesse il y a un demi-siècle, révulse aujourd’hui les belles âmes. Se vouloir « bête et méchant » n’est pas de tout repos. Qu’il soit donc bien entendu qu’il ne faut ni battre sa maîtresse, ni son épouse, ni personne.»
Personne ne s’étonnera que l’un de ses contemporains, prononçant son éloge, ait comparé Grosley à Swift — le Swift de la Modeste proposition, ce chef d’œuvre d’humour noir encensé par Breton — il n’y a pas de hasard dans les parentés d’écrivains.
Grosley compose avec une rigueur classique une dissertation en trois parties :
– position et analyse du problème : « Il est de la bienséance de battre ce qu’on aime, et rien ne produit de si bons effets » ;
– Justification du précédent par les exempla — les lieux communs, au sens noble du terme (celui de Montaigne par exemple) : « Les Grecs ont battu leurs maîtresses, les Romains en ont fait autant » — en ces temps de glissement vers le néo-classique, toute référence aux Anciens est moderne…
– Expansion du thème et de ses illustrations à l’actualité : « On n’a battu sa maîtresse que dans les siècles polis » — au XVIIIème par exemple, « dans ce siècle de philosophie, où les lumières, répandues de toutes parts, ont rendu, comme chacun sait, tous les hommes si honnêtes et toutes les femmes si modestes et si réservées » (comme dit Laclos, pince-sans-rire lui-même, dans la Préface des Liaisons, auxquelles Michel Delon consacra jadis un stimulant petit livre — parentés d’écrivains, disais-je, moi qui en ai commis un moi-même sur Laclos), mais bien moins en notre siècle d’invasions barbares, comme dit Denys Arcand, dans l’un des rares films qui me met systématiquement les larmes aux yeux…
Je ne déflorerai pas le détail de la démonstration. Je me contenterai d’en donner un avant-goût. Appréciez donc la démonstration — nous sommes dans la première partie. « Quand même on ne serait point amoureux, écrit Grosley, dès qu’on se prête aux bontés d’une femme, il est de la bienséance de ne lui point épargner les coups. La raison en est simple. Après aimer tendrement la personne qui nous aime, le meilleur procédé qu’on puisse avoir pour elle est de la bien tromper ; et comment la tromper mieux qu’en lui prodiguant les démonstrations de l’amour le plus vif et le plus délicat ? J’aimerais même assez qu’en pareil cas on la battît un peu plus que si véritablement on l’aimait : j’ai remarqué que, dans tout sentiment qu’on veut feindre, on ne rend bien la vérité qu’en la chargeant un peu. »
Le reste est à l’unisson. Allez-y voir, je prédis à ce petit livre élégant un statut à venir de « collector ».
Mais ce n’est là qu’un prétexte.
« Ancien Régime du rire », écrit Michel Delon. Oh oui — combien ! Et j’ajouterai : ancien régime du libertinage. Les deux ne sont pas incompatibles, et il faut être lecteur de Fifty Shades (« grisaille bien pensante, conformisme épicé d’une pincée de SM », lance Delon à propos du pesant pensum à caler les armoires d’E.L. James) pour croire que le « regard froid du vrai libertin », comme dit Sade, peut entrer en conflit avec le sourire de Diderot ou le rire de Rabelais (Grosley a publié aussi un Art de chier dans la rue que n’aurait pas désavoué son prédécesseur chinonais).
Le rire est d’essence diabolique — on le savait avant même qu’Umberto Eco nous le rappelle dans le Nom de la rose. Le libertinage aussi — or, la Gauche est angélique, et tient à le faire savoir. Elle a l’amour furtif, elle met un casque intégral sur ses escapades, elle n’avoue pas facilement qu’elle procède à des jeux obscurs, entre cris et chuchotements, comme tout un chacun. Ce n’est pas qu’elle ne soit pas libertine — mais elle y a accolé une hypocrisie de bon aloi destinée à ne pas effaroucher les chaisières et les lecteurs du Nouvel Obs, son public naturel depuis qu’elle a renoncé à séduire le peuple. Elle manque de légèreté — rappelez-vous Zadig : le meilleur ministre est le meilleur danseur, et il y a moins de virevoltes que de volte-face dans le gouvernement actuel, élu pour museler la finance, et qui se livre à de pitoyables contorsions pour la séduire.
Quand on pense que Sade, ou Laclos — nous y revoilà — furent de vrais révolutionnaires. Sade, brimé, emprisonné par tous les pouvoirs, c’est-à-dire tous les conformismes, Absolutisme, Révolution, ou Bonapartisme ; Laclos, propagandiste d’un féminisme vrai dont Najaut-Belkacem n’est que la caricature, en militant dans la Franc-maçonnerie, et en anticipant le passage à la monarchie parlementaire — tous deux échappant à la guillotine d’un cheveu. Mais les socialistes contemporains connaissent-ils Sade ou Laclos?
En voilà un exemple de question rhétorique…
Alors, tant pis si le libertinage, qui est la vraie liberté, ne s’accommode pas du socialisme hollandiste (oxymore !). Nous battrons nos maîtresses, et nous nous en ferons battre, Grosley a la réciprocité instinctive, et plus intelligente que cette « parité » qui nous oblige à une alternance des sexes là où il faudrait une unicité des capacités — quelle que soit leur identité. Tant pis si le rire nous appartient aussi, à nous qui ne plions pas le genou devant les pesants postères de ces puissances. Quand je pense que nombre de Marseillais, à l’heure où j’écris, ont glissé dans l’urne un bulletin portant le nom de Patrick Menucci, j’ai envie de… Ma foi, je vais relire Grosley, et puis battre ma maîtresse, qui me le rendra bien, j’espère.
*Photo: ABECASIS/SIPA. 00596303_000001
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