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Libertin : les infortunes d’un vice


Il y a des mots qui n’ont pas de chance. Libertin, libertinage sont de ceux-là. Ils ont été victimes d’un détournement de sens. Près de quarante ans de pornographie institutionnalisée dans le cinéma, dans la pub puis sur les sites internet, sans compter les cahiers estivaux des magazines féminins sur le « baiser mieux » ont totalement dévasté une belle idée, annexée par les exigences du commerce.

De 1968, certains ont retenu la libération sexuelle et d’autres les accords de Grenelle. Ceux qui n’ont retenu que la libération sexuelle et, selon le mot de Jouhandeau, sont « devenus notaires », ont vaguement culpabilisé sur leur hédonisme pour monde en phase terminale. Le philosophe marxiste Michel Clouscard les avait repérés dès 1973 dans un petit livre, Néo-fascisme et idéologie du désir, où il inventa le terme de « libéral-libertaire ».

La débauche encadrée par les horaires de bureau

Alors, ils ont appelé « libertinage » leurs petits dérèglements hebdomadaires. On a toujours besoin d’un alibi culturel quand on vient de commettre un crime parfait contre ses propres idées. « Libertin », ça vous pose tout de suite un homme ou une femme, qui sont surtout dans la pulsion permissive que leur accorde un fort pouvoir d’achat. Or, rien n’est ennuyeux comme la débauche encadrée par les horaires de bureau, car cette débauche-là est le visage ultime du puritanisme. Sollers explique cela très bien dans tous ses romans ou presque et il nous invite, si vraiment on veut savoir ce qu’était vraiment un libertin, à aller voir, par exemple, du côté de Casanova.[access capability= »lire_inedits »]

Toutefois, il est intéressant d’étudier le modus operandi qui permet de vider un mot de sa substance, voire de lui donner un sens diamétralement opposé à celui qu’il a. Ce qui renvoie à l’opposition linguistique entre « dénotation » et « connotation », c’est-à-dire entre ce que le mot signifie effectivement, objectivement, et les représentations qu’il finit par susciter dans l’imaginaire.

Prenons le mot « communisme ». Pour des raisons historiques dont il est largement responsable, il a le plus souvent (sauf pour les communistes) une connotation négative, voire péjorative. Le communisme ne signifie plus le désir d’une société où le développement de chacun serait la condition du développement de tous mais la grisaille totalitaire des pays de l’Est, les purges du stalinisme, les chars dans les rues de Budapest ou de Kaboul et un gigantesque univers concentrationnaire.

Il a fallu d’ailleurs une certaine dose de volonté ou d’inconscience héroïque au Parti communiste français pour conserver son nom, afin de rappeler qu’en France, le communisme agissant avait eu peu à voir avec le Goulag et beaucoup avec la Résistance au nazisme, les luttes ouvrières ou le combat anticolonial. Mais trois ans après la parution, en 1974, de L’Archipel du Goulag, les « Nouveaux philosophes » parachevèrent le processus de criminalisation qui allait occulter la dénotation du mot « communiste ». Un communiste devenait donc, par essence, l’agent d’un totalitarisme hideux, et il l’est encore en grande partie aujourd’hui. Bref, il connote mal, le communiste.

Il faut reconnaître à Alain Badiou le mérite d’avoir, ces dernières années, rappelé que le communisme ne pouvait pas se réduire à ses catastrophiques incarnations historiques, que ce n’est pas Marx qui a dessiné les plans de la Loubianka ni Engels qui a servi de conseiller technique à Brejnev, à Prague en 1968, ni Rosa Luxembourg qui a inspiré les délires sanguinaires de la Révolution culturelle : « Il faut tenter de garder les mots de notre langage, alors que nous n’osons plus les prononcer, ces mots qui étaient encore ceux de tout le monde en 68 », écrit-il dans L’Hypothèse communiste.

Il faudrait que le libertinage ait son Badiou. Il écrirait L’Hypothèse libertine. La dénotation de ce mot a en effet subi une série de hold-up: il a été pris en otage par quelques marchands de sexe et maquillé assez vulgairement avec des tartines de rouge à lèvres de mauvaise qualité. On peut supposer que celle ou celui qui sait encore ce que signifie ou signifiait jadis « libertin », en voyant ce terme accolé au nom d’une boîte à partouze ou à celui d’un site de vente de sex-toys dessinés par de grands couturiers, éprouve un sentiment voisin de celui du communiste à qui on explique que le communisme, c’est la Corée du Nord ou la Chine – de la Révolution culturelle ou de 2011. C’est peut-être marqué dessus, mais il y a tout de même une sacrée tromperie sur la marchandise. L’appellation d’origine contrôlée a disparu dans les méandres de l’Histoire et on en arrive à un cas banal de falsification ou, pour le moins, de contresens.

Réduire le mot « libertinage » au sexe, c’est comme réduire le mot « communisme » à un régime policier. C’est prendre la partie pour le tout. En stylistique, cela s’appelle une synecdoque.

Une remise en question de l’ordre du monde

Tout cela pour nous faire croire que les notables ou people qui vont passer une soirée dans un club échangiste, pardon « libertin », sont les héritiers de Saint-Évremond, de Casanova ou de la belle figure de Don Juan. Or, ils ne font rien d’autre que de se mettre en parfaite conformité avec un système économique qui se nomme lui-même, comme par hasard, « libre-échangiste ». Cela, c’est l’intuition fondatrice de Houellebecq dans son premier roman, Extension du domaine de la lutte, le domaine en question étant la sexualité, désormais elle aussi soumise aux lois d’un marché qui occupe la totalité de nos vies.

Si le libertin, historiquement, a toujours aimé les plaisirs de la chair, cet appétit s’inscrivait dans une ambition beaucoup plus vaste où il était question de défier l’ensemble d’une société fondée sur des hiérarchies obsolètes et un ordre religieux obscurantiste.
Le Dom Juan de Molière révèle, dans son acte IV, à quel point le libertinage est une remise en question totale de l’ordre du monde. Dom Juan s’apprête à dîner. Arrive Monsieur Dimanche, son créancier, qu’il met à la porte. Puis son père, Dom Louis, qui lui rappelle ses obligations de classe. Même insolence de la part de Dom Juan. Il bafoue également le mariage : Elvire, l’épouse abandonnée et humiliée, l’adjure de sauver son âme et la seule chose à laquelle pense « notre grand seigneur méchant homme », c’est à coucher de nouveau avec elle car il trouve que ses larmes la rendent enfin jolie. Et pour finir, c’est la statue du Commandeur, c’est-à-dire le messager d’outre-tombe d’un ordre divin que Dom Juan a bafoué et qu’il ne pourra évidemment pas vaincre mais que, malgré tout, il défiera jusqu’au bout, qui vient l’inviter à souper pour le lendemain.

Non, décidément, Don Juan, archétype du libertin, n’a plus rien de commun avec ceux qui usurpent ce mot pour leurs achats de menottes fourrées en mousse rose ou de lubrifiants à base d’eau. Rien de commun, non plus, entre les risques pris par Casanova avec les nonnettes vénitiennes et une soirée dans le décor kitschissime des boîtes à partouze qui croient maintenir l’illusion en se donnant un décor vaguement Louis XV ou vaguement Régence. Les propriétaires de ces lieux qui, paraît-il, aiment à renseigner la police sur leurs clients, ce qui est l’attitude la plus anti-libertine qu’on puisse imaginer, pensent sans doute renvoyer le consommateur à une atmosphère comme celle de Que la fête commence, de Tavernier.

Dans ce film mythique, le metteur en scène montrait, à travers la figure du Régent joué par Philippe Noiret, ce qu’était un libertin qui avait le pouvoir : bien sûr, il y avait les fameux soupers déguisés, mais surtout une recherche effrénée de la paix, la volonté de promouvoir la liberté de conscience et le désir d’envisager la politique comme Hippocrate envisageait la médecine : « Primum non nocere », d’abord ne pas nuire.

Autant dire qu’une politique libertine, vraiment libertine, ne semble pas à l’ordre du jour par les temps qui courent.[/access]

Juillet-août 2011 . N°37 38

Article extrait du Magazine Causeur



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