En même temps que le président de la République pose en chantre des libertés, il se fait l’acteur de leur amoindrissement! L’idée d’un conseil de l’ordre des journalistes qui resurgit atteste d’un penchant affirmé de la Macronie d’atteindre aux libertés. De l’offense au chef de l’Etat ressuscitée à la loi anti-casseurs – qui est une loi anti-gilets jaunes -, Emmanuel Macron piétine nos principes fondamentaux.
En même temps, une fois de plus ? En même temps qu’Emmanuel Macron trouve, devant les parlementaires réunis en Congrès le 8 juillet 2018, des accents lyriques pour célébrer « cet ordre républicain auquel nous croyons », dont « la vocation » est « d’enraciner sa force dans [la] liberté civique quand trop d’observateurs voudraient nous faire croire qu’il n’est de puissance que par […] le recul des libertés, par l’affaiblissement des droits », en même temps, donc, que le président se proclame le chantre des libertés, il se fait l’acteur de leur amoindrissement et de ce « recul » qu’il dénonce par ailleurs. « L’acteur », et pas simplement le complice ou le spectateur, dès lors que sous la Ve République, la loi – dont dépendent, selon l’article 34 de la Constitution, les « garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques » – est initiée par le gouvernement du président avant d’être adoptée au Parlement par la majorité du président. En bref, la loi est entre ses mains ; or, comme il influe également sur la manière dont cette loi sera mise en œuvre par l’administration et la police, et même, sur le parquet et le Conseil constitutionnel, on peut dire que c’est de lui que dépendent au fond les mouvements de flux ou de reflux qui affectent les libertés des Français[1]. Jupiter est bien le maître du jeu.
Totem et tabou
À cet égard, l’un des indices les plus parlants est peut-être la manière dont le président Macron va s’acharner à faire respecter, non seulement sa fonction, mais aussi sa personne, ou plutôt, ce qui semble tout particulièrement intéressant, son effigie : la représentation matérielle de son visage, totem de la République. Le problème, sur un plan juridique, vient de ce que l’article 26 de la loi de 1881 relatif au délit d’offense au chef de l’État – texte qui permettait jadis de sanctionner lourdement toute caricature un peu acerbe, et qui fut utilisé à plusieurs centaines de reprises sous De Gaulle –, a été abrogé par une loi du 5 août 2013, que Macron connaît d’autant mieux qu’il était à l’époque secrétaire général adjoint de l’Élysée. Alors, comment empêcher d’agir les mauvais drôles qui voudraient porter atteinte à la représentation physique du successeur du Général ? En la matière, l’imagination de l’administration, implicitement chargée d’assurer le respect de la Sainte Face, force l’admiration.
L’un des premiers « attentats » recensés a eu lieu lors d’une manifestation à Nantes, le 7 avril 2018, lorsque l’on s’avisa de pendre un mannequin en carton sur lequel on avait collé la photographie du président. Aussitôt, le ministre de l’Intérieur parle d’« appel au meurtre » et confie l’enquête à la P.J. Le 21 décembre 2018, à Angoulême, cette fois, les gilets jaunes reproduisent le sacrilège en décapitant un pantin à l’effigie du président. Le lendemain, dans un communiqué solennel, la préfète de Charente condamne « des faits portant gravement atteinte tant à la personne qu’à la fonction du président de la République », tandis que le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, chevalier sans peur (du ridicule) et sans reproche (de manquer à l’obséquiosité), parle d’un acte « lâche, raciste, antisémite, putschiste ». Heureusement, les trois criminels sont rapidement retrouvés et mis en examen le 30 décembre pour « provocation d’atteinte à la vie non suivie d’effets », délit passible de cinq ans de prison selon l’article 24 de la loi de 1881.
Peu importe que le délit d’offense au chef de l’État ait été condamné par la Cour européenne des droits de l’homme avant d’être abrogé en 2013, on peut toujours se débrouiller… C’est ce que l’on fait en janvier 2019, lorsque l’on découvre avec horreur sur internet un photomontage dans lequel le visage du président, l’air franchement pas commode, remplace celui d’Augusto Pinochet en uniforme, assis au milieu de ses colonels, dont les visages ont été remplacés par ceux de Christophe Castaner et d’Édouard Philippe. Comme dans les cultures primitives, l’image, c’est la personne : en latin, le mot persona signifiait le masque de l’acteur. Au IVe siècle, « lorsque les ariens eurent défiguré et brisé les statues de Constantin, ses courtisans s’efforcèrent d’exciter sa colère en lui disant : “Voyez comme ils ont couvert votre front de fange, comme ils l’ont défiguré”. Mais en vain essayèrent-ils de transporter à sa propre personne l’outrage fait à ses emblèmes, à des objets qui le représentaient ; cette tentative parut au sage et vertueux empereur une flatterie trop grossière[2]. » En 2019, ne faisant ni une ni deux, l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information (OCLCTIC) aurait exigé de Google que l’image en question soit supprimée. Dernier exemple en cours : l’épidémie de décrochage de portraits présidentiels dans les mairies par des groupuscules écologistes ayant parfaitement saisi l’impact symbolique de telles blagues de potaches sous le règne de Macron Ier. Impact symbolique, mais conséquences pénales : faute d’incrimination spécifique contre les nouveaux iconoclastes, on a imaginé de les poursuivre sur le fondement de l’article 311-4 du code pénal pour vol en réunion assorti de diverses circonstances aggravantes, ce qui permet d’infliger aux coupables jusqu’à dix ans de prison et 150 000 euros d’amende. Une dizaine de procès de ce genre seraient prévus d’ici la fin de l’année. Il est vrai que la police et la justice n’ont rien de mieux à faire.
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Variables d’ajustement
À beaucoup d’égards, pour le meilleur et pour le pire, Emmanuel Macron se montre plus fidèle qu’aucun de ses prédécesseurs à la « manière » du général de Gaulle. C’est le cas en ce qui concerne les offenses faites à son effigie, mais aussi, de sa façon de concevoir les libertés : moins comme des idoles intouchables que comme des variables d’ajustement devant, le cas échéant, céder devant les impératifs du salut public (ou de ce qu’il considère comme tel).
Quelques mois avant d’être élu, le candidat Macron déclare dans son livre programme, Révolution, que la prolongation sans fin de l’état d’urgence pose plus de problèmes qu’elle n’en résout[3]. Deux mois après son élection, le 11 juillet 2017, il promulgue une loi qui proroge cet état d’urgence jusqu’au 1er novembre, puis fait adopter la loi du 30 octobre 2017, « renforçant la lutte pour la sécurité intérieure et contre le terrorisme ». Avec ce texte, qui soulèvera à gauche des critiques amères[4], il s’agit de substituer à une situation temporaire un état permanent, se traduisant cependant par des restrictions et des sujétions comparables : en somme, on restreint sans complexes certaines libertés afin de sauvegarder l’ordre public, au motif que celui-ci est la condition même de l’exercice des libertés. Pour conserver les droits fondamentaux, il faut accepter d’en sacrifier quelques-uns.
La main du président ne tremble pas non plus lorsqu’il est question, un an et demi après, de réduire une autre liberté consubstantielle de la tradition républicaine, celle de manifester. En la matière, le droit et la jurisprudence distinguaient classiquement la « manifestation », déclarée et légale, de l’« attroupement », spontané, suspect de velléités révolutionnaires et en tout cas, susceptible de « troubler l’ordre public » : la première étant un droit fondamental doté d’une valeur constitutionnelle, le second, une infraction visée par l’article 431-3 du code pénal. Mais les manifestations du 1er mai 2018, puis celles qui se multiplient à partir du 17 novembre avec la crise des gilets jaunes montrent que des attroupements, et de la pire espèce, peuvent venir se greffer sur des manifestations parfaitement licites. Les pouvoirs publics vont réagir vigoureusement avec la loi dite « anticasseurs » du 10 avril 2019, qui déploie toute une panoplie de nouveaux instruments, tant préventifs que répressifs. Le Conseil constitutionnel, généralement plein de mansuétude dès lors qu’il s’agit de préserver l’ordre public, ayant jugé non conforme la « disposition phare » de la loi – qui donnait aux autorités de police le pouvoir de priver une personne de son droit de manifester sur l’ensemble du territoire pour une durée d’un mois –, le ministre de l’Intérieur, très proche du président, ainsi que plusieurs ténors macronistes, n’hésiteront pas à déclarer cette décision « regrettable ». On ne dit pas non au chef.
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Bruits de bottes
Mais les restrictions aux libertés, si elles peuvent se justifier lorsqu’il s’agit de garantir ce « bien commun » qu’est l’ordre public, paraissent plus discutables lorsqu’elles visent à museler des adversaires, ou à caresser dans le sens du poil des lobbies communautaires pour les raisons idéologiques ou électoralistes.
Du côté des premières, on songe à la loi dite « fake news » du 22 décembre 2018 qui, dans les trois mois précédant toute élection, permet de faire cesser par voie de référé « la diffusion de fausses informations » sur les services de communication en ligne, ou de suspendre, pour le même motif, la diffusion d’une radio ou d’une télévision liée à un État étranger. Sur ce plan, le Conseil constitutionnel a eu beau essayer de restreindre l’arbitraire de ces atteintes à la liberté d’expression, la notion même de « fausse information » constitue un problème insoluble. Dans le même sens, la loi du 15 septembre 2017 « pour la confiance dans la vie politique », qui visait à encadrer le financement des partis, interdit à ces derniers d’obtenir des prêts d’établissements de crédit extérieurs à l’Union européenne. Dans les deux cas, c’est le fantasme du complot russe que l’on devine à l’arrière-plan – à quoi s’ajoute ici le refus de prendre en compte l’attitude des banques françaises qui, prudence ou autocensure, rechignent à prêter à des groupes politiques d’opposition. Un problème d’autant plus grave que le projet de création d’une « banque de la démocratie » susceptible de prêter aux partis en cas de refus des organismes de crédit, annoncé à l’origine comme la contrepartie de cette interdiction, a finalement été balayé d’un revers de main négligent, un an plus tard, par la ministre de la Justice, Nicole Belloubet.
Du côté des atteintes aux libertés visant à satisfaire des revendications communautaristes, la loi du 3 août 2018 « renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes » confirme que le ridicule ne tue plus, ou qu’en tout cas il épargne les parlementaires. Elle introduit dans le code pénal un nouvel article 621-1-1 définissant l’outrage sexiste comme le fait « d’imposer à une personne tout propos ou comportement à connotation sexuelle ou sexiste qui soit porte atteinte à sa dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant, soit crée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante. » C’est ainsi que le fait de siffler une dame est désormais constitutif d’une contravention de quatrième catégorie si l’acte a été commis dans la rue, et de cinquième catégorie s’il a eu lieu dans un « transport collectif de voyageurs ». Toujours en vertu de cette loi, le fait « d’user de tous moyens afin d’apercevoir les parties intimes d’une personne » que cette dernière n’entendait pas exhiber peut valoir à son auteur jusqu’à deux ans de prison et 30 000 euros d’amende – par exemple, s’il a été commis dans la même rame de métro que le sifflement préalablement évoqué.
Sans doute Tartuffe aurait-il applaudi à cette loi, en priant que l’on cache ce sein qu’il ne saurait voir tout en le reluquant. Mais Tartuffe n’était-il pas, au fond, l’un des plus célèbres précurseurs, sinon le véritable inventeur du fameux en même temps ?
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[1] Sur cette question, X. Bioy et al. (dir.), Le Président de la Ve République et les libertés (préface de Valéry Giscard d’Estaing), Paris, CNRS éditions, 2017.
[2]. Cardinal Wiseman, Dissertation sur la présence réelle : démonstrations évangéliques, Montrouge, chez l’éditeur, 1843, t. 15, p. 1288.
[3]. E. Macron, Révolution, Paris, XO, 2016, p. 184.
[4]. E. Pleynel, « Quand la liberté s’éteint en silence », Mediapart, 3 octobre 2017.