À entendre nos gouvernants et les séides de la toute-puissance étatique, on pourrait presque croire que l’industrie bancaire moderne est un modèle de capitalisme sauvage échappant totalement au contrôle des États. Rien ne saurait être plus éloigné de la réalité : la banque est probablement le secteur de l’économie le plus lourdement réglementé après l’industrie nucléaire et les marchands de canons. On me pardonnera de simplifier le sujet en me concentrant sur les deux principaux instruments de contrôle dont disposent nos législateurs pour mieux tenir les banques : les « réserves obligatoires » et les « ratios prudentiels » de Bâle.[access capability= »lire_inedits »]
Le métier d’une banque consiste à emprunter de l’argent à court terme – principalement votre argent quand vous le déposez sur votre compte – pour le prêter à long terme. Ce faisant, la banque prend deux risques : le premier, c’est que vous veniez retirer votre argent alors qu’elle l’a prêté à un autre client – le « risque de liquidité » – et le second, c’est que cet autre client se révèle incapable de rembourser son crédit – le « risque de crédit ». Comme vous l’avez certainement observé, la banque prête à un taux d’intérêt plus élevé que celui auquel elle rémunère vos dépôts ; cet écart de taux constitue la rémunération des risques qu’elle prend et, si tout se passe bien, la source de ses profits.
Du pastis, de l’eau et la politique monétaire
Dans un monde de « fiat monnaie », le monopole légal de la création monétaire est confié à une institution publique qu’on appelle une « banque centrale ». Seule cette dernière a le droit d’imprimer des billets de banque qu’elle crée comme bon lui semble à un coût pratiquement nul. Une analogie utile, pour comprendre le processus de création monétaire, est celle de l’eau et du pastis. Le pastis, c’est la masse des billets de banque – la « monnaie centrale » ou « base monétaire »[1. En réalité, je simplifie : la base monétaire (M0) est aussi composée des réserves des banques commerciales auprès de la banque centrale] − qui est créée de manière purement discrétionnaire par la banque centrale. Lorsqu’une banque reçoit de la monnaie centrale sur le compte d’un de ses clients, elle va – comme nous l’avons vu plus haut – prêter cet argent à ses clients à la recherche de financement. Ce faisant, elle crée à son tour de la monnaie puisqu’au dépôt initial de monnaie centrale (le pastis) vient s’ajouter le montant du prêt qu’elle a accordé (de l’eau). La limite naturelle de cet exercice, c’est le risque de liquidité : la banque doit être capable à chaque instant de faire face aux demandes de retraits de ses déposants et va donc garder en réserve une fraction des dépôts qu’elle a reçus. Si toutes les banques appliquaient, par exemple, un ratio de réserve de 10 % (elles prêtent 90 % des dépôts qu’elles reçoivent et gardent le solde en réserve), une injection de 100 euros de monnaie centrale par la BCE se traduira – au maximum – par une création monétaire totale de 1 000 euros[2. La banque qui reçoit le dépôt de monnaie centrale crée 90 euros sous forme de prêts, les banques qui reçoivent à leur tour ces 90 euros créent 81 euros et ainsi de suite]. C’est ce qu’on appelle le « multiplicateur monétaire » ; dans notre analogie, cette somme de 1 000 euros correspond à la quantité maximale de pastis dilué (de monnaie) créée par l’injection initiale de pastis pur.
C’est ici qu’interviennent les « réserves obligatoires » : le législateur a estimé nécessaire de réguler le montant des réserves – aux Etats-Unis, il est de 10 %, tandis que la BCE n’impose que 2 % de réserves obligatoires. En d’autres termes, la banque centrale contrôle la quantité de pastis et la dilution maximale autorisée aux banques. Comme les banques ont tout intérêt – du moins dans des conditions économiques normales – à prêter le plus possible, la banque centrale contrôle de fait le volume de crédits accordé par les banques.
Dans la pratique, les banques centrales ont décidé de remplacer le contrôle de la quantité de crédit – la « masse monétaire » – par un pilotage du taux auquel les banques se financent[3. Le taux du marché interbancaire, c’est-à-dire le taux moyen auquel les banques se prêtent de l’argent entre elles]. Quand la banque centrale, pour une raison ou une autre, souhaite faire en sorte que les banques prêtent plus, elle fait baisser ce taux et, inversement, si elle souhaite restreindre la quantité de crédit, elle le fait remonter. C’est ce qu’on appelle la « politique monétaire ». Aussi incroyable que ça puisse paraître, les banques centrales pilotent donc la quantité totale de crédits accordés par le système bancaire.
Ratios prudentiels et conséquences inattendues
Le contrôle de la quantité de crédits accordés par les banques ne permet pas de contrôler la qualité de ces crédits : une banque peut – si elle a des tendances suicidaires – prêter de l’argent à des emprunteurs insolvables et risquer de se mettre elle-même en faillite. Comme nous vivons dans un monde où ce risque n’est effectivement pas négligeable, le législateur – en l’occurrence le Comité de Bâle[4. Le Comité de Bâle de supervision bancaire est composé des dirigeants des banques centrales du « G10 »] – a également mis en place des « ratios prudentiels » qui limitent la quantité de prêts que chaque banque peut accorder en fonction du risque de crédit que présentent – d’après les critères de la réglementation – les emprunteurs. Le premier ratio prudentiel – le « ratio Cooke » – est né en 1988 et a été imposé par voie légale dans la plupart des pays de l’OCDE à partir de 1992. Il impose aux banques de maintenir le niveau de leurs fonds propres (l’argent des actionnaires) à au moins 8 % de celui de leurs « actifs pondérés des risques » (APRs) de telle sorte qu’elles soient toujours en mesure de rembourser leurs clients si un grand nombre d’emprunteurs devaient se révéler insolvables. La pondération dépend de la qualité de l’emprunteur : s’il s’agit de l’État allemand, le risque est considéré comme nul et la créance correspondante n’entraîne aucune obligation en termes de fonds propres. Pour une entreprise considérée comme solide, on appliquera un taux de 50 % : une créance de 100 euros augmentera les APRs de la banque de 50 euros. En revanche, si l’emprunteur est une entreprise moins solide, le taux peut être de 100 % : lui prêter 100 euros augmente les APRs de 100 euros, ce qui lui « coûte » 8 euros de fonds propres.
Seulement, qui juge de la solidité financière des entreprises ? Eh bien, ce sont les fameuses « agences de notation » ; Moody’s, Standard & Poor’s, Fitch et quelques autres ont reçu de nos États des statuts particuliers qui confèrent à leur note une valeur réglementaire. Ainsi le législateur a-t-il, en les institutionnalisant, donné à ces agences un pouvoir absolument gigantesque qui n’a rien à voir avec la qualité de leurs prédictions. C’est d’ailleurs au moment où les ratios prudentiels ont été mis en place que les agences ont cessé de se faire payer par les investisseurs pour facturer aux emprunteurs les notes qu’ils leur mettaient – et qui, potentiellement, pouvaient limiter leur accès au crédit ou renchérir son coût. C’est pour cette raison que la baisse d’une note a de tels effets sur les marchés : les investisseurs ne vendent pas parce qu’ils font confiance aux agences mais parce que leur règlementation le leur impose. C’est la douce ironie de ce monde : les politiques se plaignent du pouvoir des agences de notation alors que c’est eux qui le leur ont donné.
Les ratios prudentiels ont eu une autre conséquence, c’est qu’ils ont créé un déséquilibre arbitraire en faveur des dettes publiques (du moins pour les États « bien notés ») et des crédits immobiliers et en défaveur des entreprises. Par exemple, prêter 100 euros à un particulier dans le cadre d’un crédit immobilier « consomme » 2,8 euros de fonds propres tandis que prêter la même somme à une entreprise notée A coûte à la banque 4 euros de fonds propres. L’objectif d’une banque étant de maximiser la rentabilité de ses fonds propres, que s’est-il passé, selon vous ? Les banques ont cessé de prêter aux entreprises et ont privilégié les crédits immobiliers : en 1988, les crédits industriels et commerciaux représentaient 25,3 % de l’ensemble des crédits accordés par le système bancaire états-unien contre 26,9 % pour les crédits immobiliers. En 2010, ces proportions sont passées respectivement à 13,6 % et 40,6 %. Le phénomène porte même un nom : la « désintermédiation financière ». Les banques ont tout fait pour que les entreprises se financent directement sur les marchés en émettant des obligations ou, quand c’était impossible, ont massivement revendu les créances des entreprises sur les mêmes marchés. Et bien sûr, vous entendez tous les jours nos politiques couiner en cœur que les banques ne financent pas suffisamment les entreprises…
Comme d’habitude, nos politiciens ont une réponse toute faite aux échecs et effets indésirables de leurs réglementations : encore plus de réglementations. À ceux qui se demandent par quoi il faudrait remplacer la règlementation bancaire existante, je répondrai ceci : s’il y avait le feu dans votre maison, par quoi le remplaceriez-vous ?[/access]
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