Les hebdomadaires d’information, ceux qu’on appelle les news, donnent cette fausse impression de pluralité parce qu’ils sont une demi-douzaine et que leurs fondateurs et leurs histoires sont différents. Le premier sera considéré comme clairement libéral, le second plutôt comme centriste et le troisième comme social-démocrate. Leurs rédacteurs en chef, leurs éditorialistes de prestige vont parfois débattre sur des chaînes du câble. Pourtant, ces faiseurs d’opinion sont à peu près d’accord sur tout : le caractère indépassable de l’économie de marché, la construction européenne telle qu’elle se fait, le caractère archaïque de la gauche et des syndicats, l’indispensable modernisation de la fonction publique. C’est que le news français s’adresse à un lecteur/électeur qui n’ira pas beaucoup plus à gauche que Martine Aubry et pas beaucoup plus à droite que l’UMP, qui a profité à plein des Trente glorieuses, a fait des études supérieures, possède quelques paquets d’actions, parfois une résidence secondaire au Touquet ou à Loctudy.
Périodiquement, nos news révèlent même qu’ils sont, en fait, un seul et unique journal, en annonçant en « une » les mêmes « marronniers », sujets récurrents et saisonniers. Citons, pour mémoire, le salaire des cadres, les prix de l’immobilier, les placements boursiers (quoique, en ce moment…) le classement des hôpitaux, des meilleurs lycées, les impôts et, quand vient l’été, le sexe. On ne dira pas le sexe, évidemment – on n’est pas chez les routiers –, on parlera plutôt de « nouvel ordre amoureux », par exemple, histoire de donner deux ou trois reportages sur les boîtes échangistes du Cap d’Agde[1. Comme le dit Marco Cohen, on attend le classement des cimetières les plus confortables.].
[access capability= »lire_inedits »]Le grand écrivain français Jean-Patrick Manchette en avait d’ailleurs tracé un étonnant portrait à travers le personnage de Georges Gerfaut, dans Le Petit Bleu de la Côte Ouest, un roman qui date des années 1970 et qui évoquait, à travers une intrigue aussi noire que violente, ce que l’on commençait tout juste à nommer le malaise des cadres.
Et le malaise des cadres, depuis un certain jour de septembre 2008, il est même devenu une véritable angoisse existentielle. Sismographes des inquiétudes de cette classe-là, eux-mêmes confrontés à un rétrécissement du marché publicitaire (la haute couture et les roadsters, ce n’est plus ce que c’était) les news veulent donc absolument rassurer leur abonné qui reprend une tournée de bourbon-lexomil à chaque fois qu’il clique sur Boursorama. Et comme leurs dirigeants, eux aussi, ont fait des études supérieures, et même légèrement supérieures à celles de leurs lecteurs (raison pour laquelle, par contrat tacite, le lecteur cultivé, mais moins qu’eux, leur reconnaît une légitimité à dire le bien et le mal), les news sortent un joker paradoxal. Ce joker, c’est Marx.
Nous, au début, ça nous a plutôt fait plaisir. À cause d’un lourd héritage familial, dès que nous voyons une photo de Marx quelque part, nous frétillons de la queue, nos yeux deviennent humides, notre langue sèche et nous nous jetons sur la chose comme la vérole sur le bas-clergé.
Marx est de retour, qu’ils disent. Tous. Et que je te sors un numéro spécial, et que je fais la « une », et que je te concocte un dossier exclusif.
Marx, nouveau marronnier : incroyable ! Fini le prix du mètre carré dans les grandes villes ! Oubliées les nouvelles destinations pour les vacances d’hiver ! Marx is back !
On se prend à rêver : nos estimables hebdos préparaient une nouvelle Commune, un nouvel Octobre 1917 et nous n’en savions rien. La crise est l’occasion pour eux, enfin, d’imposer leur chance, de serrer leur bonheur et d’aller vers leur risque. Ils étaient les agents secrets de la vieille taupe : « Nous reconnaissons notre vieille amie, notre vieille taupe qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement », aurait pu ainsi dire notre cher sage de Trèves en feuilletant Le Point ou le Nouvel Obs.
À vrai dire, il aurait vite déchanté. Parce que ces journaux se servent de lui comme les fana-milis qui ont raté Saint-Cyr se servent du Famas, du M16 ou de l’AK47 : comme un accessoire décoratif. Aucun danger qu’en décrochant une des armes de leur râtelier, ils ne fassent un carton sur la foule. Ces engins, selon la terminologie convenue, ont été démilitarisés. Il en va de même pour Marx, version news.
Ce qui nous est servi, c’est du Marx anodin, du Marx sociologue, du Marx anecdotique. Ici, on ressort un questionnaire de Proust auquel il aurait répondu pour faire plaisir à ses filles, là on exhume une citation fielleuse de sa femme, histoire de montrer que le grand homme avait aussi ses travers, on lui reconnaît toutes les vertus quand il s’agit d’avoir pensé le capitalisme et ses contradictions, mais on veut à tout prix (faire) oublier qu’il a élaboré les moyens théoriques de penser, aussi et surtout, son renversement.
Marx marxiste, mais vous plaisantez ! Et de répéter à chaque fois cette phrase écrite nulle part et qu’aurait dite Marx à son gendre : « Ce qu’il y a de certain, c’est que je ne suis pas marxiste. »
Et l’on se souvient soudain de Guy Debord, qui a si bien expliqué comment ce qu’il nommait le Spectacle était capable d’intégrer ce qui le niait, de neutraliser la contradiction en surexposant le contradicteur, l’esprit qui toujours nie, aurait dit Goethe, au point que « le vrai devienne un moment du faux ». C’est le nouveau lieu commun chez ceux qui donnent le « la » du prêt-à-penser : Marx n’est pas révolutionnaire.
Mieux, on ne retiendra d’un entretien avec Etienne Balibar – philosophe tout de même marxiste pour le coup puisqu’il cosigna, avec Althusser, Lire le Capital –, que la phrase qui arrange, isolée de son contexte : « Marx ne propose pas de système. »
En fait, allons-y franchement, ce qui est sous-entendu, c’est que Marx non seulement n’était pas marxiste, mais qu’il n’était même pas communiste.
Denis Olivennes, directeur du Nouvel Obs, qui fait sa « une » avec un Marx vaguement warholisé, ce qui est une manière comme une autre de le rendre anxiolytique, ne dit pas autre chose et ose un admirable : « Cette doctrine n’est qu’un écran entre Marx et nous. » Évidemment, tout devient clair : Marx a été très mal compris, voire Marx ne se comprenait pas lui-même et tirait de fausses conclusions de ses prémisses. On ne sera pas étonné donc, dans ce numéro, de découvrir cette déclaration d’Arnaud Lagardère : « On aurait presqu’envie de s’écrier : Marx, reviens, ils sont devenus fous! » On notera tout de même la prudente modalisation avec « presque » et un bon vieux conditionnel.
Parce qu’on ne sait jamais : s’il revenait vraiment, Marx, il risquerait de rire un bon coup et de rappeler l’évidence fondatrice de sa pensée : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, il s’agit maintenant de le transformer. »
Et ça, ça ne fera jamais, au grand jamais, un bon marronnier.[/access]
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