D’avance, pardon pour l’amalgame. Mais il se trouve que depuis quelques mois, les mots choisis par Le Monde, Libération, L’Obs, Mediapart, Les Inrocks ou France Inter pour parler d’une poignée d’intellectuels médiatiques se ressemblent étrangement. Désemparés face aux impressionnants succès de librairie d’un Zemmour, d’un Houellebecq ou d’un Finkielkraut, nos petits concurrents méconnus nous assomment de couvertures, de tribunes et d’éditos assimilant ces quelques empêcheurs de progresser en rond – et Causeur avec – à une sorte d’internationale de la haine, dont le rouleau compresseur menacerait de transformer en crêpe moisie le paysage intellectuel français. Trois, c’est trop ! Sans compter le sociétal-traître Onfray…
Il faut comprendre la sidération de nos petits camarades. Après des décennies de croisière idéologique ensoleillée, sans le moindre contradicteur audible à l’horizon, on n’a plus trop l’habitude de ferrailler. Et, alors qu’on croyait le débat sur certains sujets interdit à tout jamais, on supporte mal que tout le monde meure d’envie d’avoir justement ce débat. Bref, quand une seule apparition d’Alain Finkielkraut a plus d’impact que trente éditos de Laurent Joffrin, l’heure est grave : le parti de l’Autre découvre avec stupeur qu’une autre pensée est possible. Inadmissible ! Le problème, c’est que plus on les stigmatise, plus on les diabolise, plus on les ostracise, plus Houellebecq, Onfray ou Zemmour font recette, et afficher leurs trombines à la Une est devenu la garantie d’un record de ventes… Du coup, la gauche médiatique s’affole, perd pied, et bricole dans l’urgence une rhétorique aussi poilante qu’acrobatique. Tentons ici de la décrypter.[access capability= »lire_inedits »]
Finkielkraut a beau dénoncer « l’inhumanité du FN » au sujet des migrants, la bonne Aude Lancelin n’est pas dupe.
On notera d’abord que le vocabulaire employé est celui de la résistance, face à une « occupation de l’espace public » (« Arrêt sur images ») qui s’apparente à une « invasion » (Le Monde). Sur le plateau d’« Arrêt sur images », la directrice adjointe de L’Obs, Aude Lancelin, parle très sérieusement de « la colonisation totale de l’espace médiatique » par les « néoréacs ». Du coup, pour sa troisième Une consacrée au sujet en quelques semaines, Libération appelle solennellement ses lecteurs à affronter ces « polémistes ultramédiatisés » – on se demande bien par qui. Dans Challenges, Maurice Szafran emprunte carrément à Renaud Camus son effrayant concept de « grand remplacement » pour évoquer la perte de crédibilité des politiques au profit de « cette tripotée d’intellectuels qui occupent frénétiquement l’espace médiatique ». Et même Le Monde évoque en termes plus savants une « hégémonie culturelle des réactionnaires » – dont on imagine alors qu’ils disposent certainement d’un mystérieux organe beaucoup plus puissant que le « journal de référence ».
Ensuite, pour démontrer à la fois l’omniprésence et la dangerosité de ces « néoréacs » qui avancent masqués, on dira que leurs arguments cachent en réalité un soutien sans faille au Front national. Le Monde tient donc à nous faire savoir qu’Alain Finkielkraut et ses copains « se défendent d’être des « alliés objectifs » du FN » – comme s’ils en étaient a priori suspectés. C’est évidemment ce que suggère le gros titre du jour, dont la tournure est un véritable chef-d’œuvre : « Ces intellectuels que revendique le FN. » On pense au récent billet haineux de Rue 89 sur notre consœur Eugénie Bastié, dont « l’extrême droite a adoré » le face-à-face télévisé avec Jacques Attali sur le plateau de « Ce soir (ou jamais !) » – et tant pis si beaucoup d’autres ont aimé aussi… Finkielkraut a beau dénoncer, sur France Inter et sur France 2 « l’inhumanité du FN » au sujet des migrants, la bonne Aude Lancelin n’est pas dupe de « ses prises de distances roublardes » avec le parti de Marine Le Pen. Forcément roublardes. Du reste, demande la dame, « que reproche Finkielkraut au FN ?» « Pas la xénophobie en tout cas. » En toute hypothèse, « c’est trop peu » pour croire à « l’innocuité entière de sa pensée ».
Manifestement, les pourfendeurs du passéisme invétéré de ces tristes individus trouvent que c’était mieux avant.
De toute façon, on l’aura compris, ces gens ne pensent pas, ils souffrent d’une maladie mentale potentiellement contagieuse. Dès les premières lignes de son article – une indigeste tentative d’assassinat de La seule exactitude et de son auteur – le docteur Aude Lancelin estime avoir affaire à « un cas névrotique ». Et elle s’interroge sur le « ravage intérieur » dont ce livre serait le produit car elle connaît, dit-elle sans préciser où elle a obtenu son diplôme en finkielkrautologie, « les monomanies de l’homme ». On retrouve le même argument psychiatrique sous la plume de Thomas Legrand, chroniqueur à France Inter qui décèle dans les écrits du philosophe « des névroses personnelles ». Traduction: quiconque dit ou écrit quoi que ce soit qui ne heurterait pas violemment Marine Le Pen est par définition un « cerveau malade », un suppôt de Dieudonné ou Soral. Heureusement, le jeune Edouard Louis (Eddy Bellegueule pour les intimes) nous l’apprend chez « Arrêt sur Images » : « Ces gens-là n’existent pas dans le champ intellectuel. Personne ne les connaît à l’étranger. » On n’ose imaginer ce qui se passerait si un dangereux psychopathe comme Houellebecq était traduit et publié dans le monde entier !
Manifestement, les pourfendeurs du passéisme invétéré de ces tristes individus « conservateurs et nostalgiques » (Maurice Szafran) trouvent que c’était mieux avant. Quand un intellectuel était par définition de gauche, et quand personne n’imaginait qu’un électeur FN sache lire. Avant le 11-Septembre, par exemple, comme le dit un certain Thomas Guénolé à un journaliste du Point, qui lui demande « comment expliquer que cette pensée soit dominante dans les médias aujourd’hui » (sic) : « L’apparition d’un journal comme Causeur n’aurait pas été possible avant les attentats » de New York en 2001. Ce n’est donc pas le djihadisme qui chagrine notre sociologue, disciple du grand professeur Bénabar, mais le fait qu’il ait supposément permis à votre magazine préféré de détrôner Le Monde. Ça, pour le coup, ça lui donne « la nausée », précise-t-il dans Libé. Dans un registre voisin, L’Obs, reprenant texto les propos de notre Premier ministre à propos de Michel Onfray, déplore la « perte de repères intellectuels » symbolisée par le dernier Finkielkraut. Y’a plus de saisons, ma bonne dame !
Ils ne se contentent pas d’être fous, ils sont pervers. Dans un édito intitulé « Stop à la réac academy », Laurent Joffrin a dévoilé le machiavélisme de ces sorcières : « Au lieu d’avancer à visage découvert, de dire clairement qu’on est conservateur, traditionaliste, nationaliste ou antimusulman, on prend un détour, on joue au billard. » Aussi convient-il de toujours lire entre les lignes et, quand ils parlent, de traquer chaque « dérapage » potentiel. De Léa Salamé à Jean-Jacques Bourdin, on décline inlassablement l’une des questions préférées de Patrick Cohen, à la matinale d’Inter : « Est-ce que vous condamnez ces propos de Nadine Morano / Maïtena Biraben / Robert Ménard ? Dans ce cas, dites-le bien fort ! Dénoncez clairement ! » Et gare à celui qui n’obtempèrerait pas immédiatement. Il deviendrait à coup sûr, pour Le Monde, un de « ces intellectuels dont s’entiche le FN », même si c’est là le cadet de ses soucis.
Comment faire la différence entre la bonne critique de la gauche et la mauvaise ?
Le FN s’enticherait-il aussi d’Aude Lancelin, qui considère qu’« une certaine « démagogie compassionnelle » interdit parfois d’aborder les affaires migratoires en termes réalistes » ? Peu importe, quand c’est elle qui le dit, ce ne sont pas des « propos xénophobes », à la « forme nauséabonde » (sic), comme elle qualifie ceux de Finkielkraut dans la même émission d’« Arrêts sur images ». Dans son édito du 5 octobre dernier, Laurent Joffrin reconnaît lui aussi « les erreurs du progressisme, les mauvaises réponses de la gauche ». Reste alors à comprendre pourquoi, quand Onfray, Houellebecq ou Zemmour disent ou écrivent exactement la même chose, ils « montrent une seule direction : celle de l’intolérance ». Ah bon. Et le magicien de nous jouer sa petite musique science-pipeau : thèse, antithèse, foutaises. « Bien sûr, on a raison de dénoncer les conformismes, de réfuter la langue de bois ou la langue de guimauve », écrit-il. Il faut cesser de cacher « les vérités dérangeantes pour imposer des idées toutes faites, plus ou moins généreuses ». La gauche, d’après lui, aurait même eu « grand tort (il y a vingt ans) de sous-estimer l’insécurité, de croire que l’immigration ne poserait aucun problème ou que l’Europe libérale serait une protection contre les effets de la mondialisation ». Certes, nous dit-il. Mais – car il y a un mais – ces auteurs, qui ne disent pas autre chose, auraient en réalité un seul objectif, particulièrement crapuleux : « délégitimer les idées progressistes » !
Comment faire la différence entre la bonne critique de la gauche et la mauvaise ? Le bon « faire France » inclusif et le méchant « repli identitaire » ? « On a raison de défendre son identité, d’aimer son pays, d’éprouver un attachement pour la terre qui vous a vu naître, poursuit le grand synthétiseur de Libération. Mais pourquoi faut-il que cela soit désormais sur le mode de la nostalgie, de la peur ou de l’affrontement ? » C’est vrai ça, pourquoi ne pas aborder gaiement l’avenir en attendant le prochain attentat islamiste et la énième campagne de lutte contre l’« islamophobie » qui s’ensuivra immanquablement ? Peut-être parce que, d’abord, « les musulmans dans leur masse doivent respecter les lois laïques et faire l’effort de s’intégrer à la vie française », alors qu’aujourd’hui « les pressions exercées par certains d’entre eux sur la majorité pour qu’elle adopte un mode de vie conforme à la charia sont insupportables ». Robert Ménard ? Régis Debray ? Nadine Morano ? Non, Laurent Joffrin toujours, qui enchaîne évidemment : « Mais pourquoi nier que dans beaucoup de cas, l’intégration marche ? » Drôle de question, puisque personne ne le nie. Et certainement pas un fils d’immigrés comme Alain Finkielkraut, qui confiait au lendemain de son entrée tumultueuse à l’Académie Française : « Il y a cinquante ans, soixante ans peut-être, on se serait offusqué dans certains cercles de l’Académie de l’élection d’un enfant de juif polonais avec un nom à coucher dehors. Aujourd’hui on me reproche mon identité nationale. L’air du temps se modifie mais qu’est-ce que vous voulez, la bêtise a plusieurs âges. »
Question bêtise, le constat est en effet tragique pour nos « progressistes », dont l’horloge s’est arrêtée à la fin du siècle dernier : l’avenir, ils sont bien obligés d’en convenir, n’est pas exactement radieux. D’où, sans doute, leurs envolées rageuses, et inlassablement répétées, contre les observateurs les plus affûtés de la « décadence » contemporaine, du « déclin » de la culture française ou de « l’abêtissement » généralisé. Alors, ils stigmatisent ces oiseaux de malheur – un « bloc réactionnaire » qui s’exprimerait « à l’unisson » – quitte à caricaturer leurs propos et à leur faire dire n’importe quoi. Ainsi Zemmour le basané militerait-il secrètement pour la suprématie de la race blanche tandis que Finkielkraut l’Européen serait en réalité un souverainiste forcené. Houellebecq a beau mettre au défi Marine Le Pen d’instrumentaliser son roman Soumission – « Let’s try ! » (« Qu’elle essaye ! »), a-t-il lancé en interview – il ferait son lit en cachette tous les matins. Onfray bouffe du curé depuis des lustres, mais son projet inavoué serait de faire progresser les idées de Civitas… Et quand il fait remarquer à Houria Bouteldja, sur un plateau télé, que sa psychorigidité lui donne envie d’embrasser Eric Besson sur la bouche, Edouard Louis pointe promptement son racisme inassumé : « C’est insupportable quand il parle », confie-t-il à un Daniel Schneidermann conquis. Et l’auteur de En finir avec Eddy Bellegueule conclut sur une leçon de vie intellectuelle, version Cro-Magnon : « C’est en chassant ça qu’on produit quelque chose. » Messieurs les champions du débat d’idées, tirez les premiers ![/access]
*Photo : Leemage/Opale/Eric Larrayadieu.
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