Pendant longtemps, disjointes ou non, deux déclinaisons du libéralisme occupaient à elles seules le terrain : le libéralisme en politique (« libéralisme politique ») et en économie (« libéralisme économique »). Mais voici que depuis quelque temps, une nouvelle venue vient de manière insistante complexifier la situation : le « libéralisme culturel » . Apparemment non réductible aux deux premiers, celui-ci est volontiers présenté comme la traduction sociétale d’une dimension plus morale du libéralisme, ou d’un libéralisme « philosophique » jusqu’alors demeuré en retrait dans le débat public – auquel les évolutions géoculturelles du monde contemporain donneraient une brûlante et croissante actualité. D’une grande acuité donc, le problème qu’il pose est double : tel qu’il est de plus en plus idéologiquement préconisé dans ses applications, ce « libéralisme culturel » ne tend-il pas à se confondre avec ce qu’on appelle désormais le « gauchisme culturel », et du coup à sérieusement gauchir et corrompre les requêtes du libéralisme classique ?
La société ouverte a bon dos
Les prises de position des parangons les plus médiatisés de cette extension de l’idée libérale au champ culturel (Manent, Sorman, Institut Montaigne, de Madelin à… Macron) sont à cet égard des plus significatives. Invoquant l’idéal de la « société ouverte », elles se caractérisent par l’hostilité aux frontières nationales et à toute véritable limitation d’une immigration invasive, à la laïcité « à la française » (qualifiée de « laïcisme revanchard », par opposition à une prétendue conception « libérale » de la laïcité, tellement ouverte et accomodante), aux mesures « sécuritaires » anti-islamistes et ripostes « identitaires » au voile islamiste à l’université et au « burkini ». La responsabilité du djihadisme guerrier est reportée sur une société française « raciste » et ségrégationniste, tandis que brillent par leur absence des mises en cause de l’islamisme sociétal transformant certains quartiers en micro-califats, du recours au terme « islamophobie » pour prohiber toute critique de l’islam radical. Et que jamais ne soit envisagé un soutien effectif aux dissidents de l’islam et autres musulmans sécularisés.
Mais en quoi sur tous ces points le « libéralisme culturel » qui devrait logiquement être requalifié de libéralisme… multiculturel ou même bi-culturel (puisque seule la culture islamiste est en cause) se distingue-t-il du « gauchisme culturel » dominant (Le Goff) et des injonctions du « parti de l’Autre » (Finkielkraut) ? Même sans-frontiérisme, même « immigrationnisme » (Taguieff), même complaisance pour le communautarisme insoucieuse de la mise en « insécurité culturelle » (L. Bouvet) de nos compatriotes, mêmes dénonciations des « laïcards », même adhésion à l’idéologie de l’excuse, et même aveuglement volontaire face à la signification militante du port du hijab et au caractère mondial d’une offensive islamiste amorcée dès 1928 avec la naissance des « Frères musulmans » : la liste est longue de tout ce qui atteste d’une convergence manifeste. Confirmation factuelle en a d’ailleurs été administrée lorsque des groupuscules « libéraux » ont cru devoir faire cause commune avec le très gauchiste Syndicat de la Magistrature et le pro-islamiste Collectif contre l’islamophobie pour s’insurger contre l’état d’urgence et la déchéance de nationalité des djihadistes « français ». Force est donc bien de conclure à l’existence paradoxale d’un… islamo-libéralisme, version soft de l’islamo-gauchisme. Seule différence entre eux : l’adhésion du premier au libéralisme en économie, plus précisément dans la version extrême d’un libre circulation étendue sans restriction des biens marchands aux personnes, quand bien même celles-ci peuvent constituer le vecteur idéal de l’intrusion d’une immigration radicalement alterculturelle.
Auto-apartheid
D’un point de vue purement formel et quelque peu éthéré, cette complaisance envers un islam politique (faux-nez du djihadisme culturel et de la promotion de l’islamisme sociétal) peut sembler en adéquation avec les principes historiques du libéralisme en politique : pluralisme, tolérance, société ouverte et respect sacro-saint de la liberté individuelle. En réalité, elle illustre bien plutôt à quelles dérives et inconséquences peuvent aboutir des valeurs libérales décontextualisées et hyperbolisées, poussées à leurs limites sinon au-delà : des idées libérales devenues folles. La tolérance s’y mue en « hypertolérance » à l’intolérance obscurantiste, le pluralisme des opinions dégénère en « diversité » accueillante à des mœurs patriarcales et théocratiques liberticides, la liberté individuelle se dévoie en plat et pauvre laisser-faire tandis que les droits individuels s’enflent jusqu’à s ‘affranchir du droit commun, et la société ouverte n’y est plus qu’un espace banalisé abonné à des opérations « portes ouvertes » permanentes la transformant en « ville ouverte » aux irruptions de squatteurs et conquérants hostiles. Excellente occasion de rappeler aux libéraux multiculturalistes que le père intellectuel de la notion de « société ouverte », le libéral de gauche Karl Popper, ne la concevait que par opposition à ses ennemis (cf. le titre de son immortel opus, La société ouverte et ses ennemis), à savoir la société « close », tribale et collectiviste. Mais que sont actuellement en France les territoires occupés par l’islamisme sociétal où d’ailleurs tout libre culturel est banni, sinon des micro-sociétés closes et retribalisées en proie à l’auto-apartheid et au collectivisme moral ? Ce qu’une véritable société ouverte ne peut certainement pas accepter sans renier ses idéaux et aller vers l’autodestruction.
Qu’est-il donc arrivé au libéralisme pour qu’en s’élargissant au culturel, il ait pu ainsi dégénérer en progressisme post-moderne satisfaisant aux canons d’un « politiquement correct » à requalifier en…gauchistement correct ? Sans doute l’effet conjugué d’une dérive de type « le ver était dans le fruit », dès lors que sont oubliés les garde-fous et l’éthique de responsabilité devant nécessairement accompagner l’exercice de la tolérance, du pluralisme, et de la liberté individuelle – et de la soumission démagogique à une tentation « libertaire » (voir à ce sujet la mise au point prémonitoire de Raymond Aron dans le texte « Liberté, libérale ou libertaire » dans ses Études politiques de 1972) qui dévoie le libéralisme en « liberalism » à l’américaine, ce bouillon de culture historique du multiculturalisme et de la « political correctness ».
Toujours est-il que ces glissements accentués du libéralisme culturel vers un gauchisme bien-pensant finissent par nuire au libéralisme bien compris et malencontreusement justifier les accusations de laxisme et de relativisme lancées contre lui par les ultra-conservateurs et les tenants du national-populisme. De quoi faire se retourner dans sa tombe un Jean-François Revel, lui qui fut si attaché à montrer qu’un engagement libéral rigoureux et cohérent impliquait nécessairement un vigoureux combat laïque et républicain contre toutes les formes revêtues par le totalitarisme islamique conquérant et ses complices – « idiots utiles » et collabos délibérés. Car la liberté individuelle, ça se défend sans états d’âme culpabilisés. Et sa vraie logique veut que plus nos sociétés évoluées s’ouvrent et se libéralisent, plus il faut parallèlement en resserrer les boulons en se fermant à ce qui en nie ou corrompt les principes fondateurs.
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