Le plus grand mystère qui entoure Donatien Alphonse François de Sade est peut-être la vogue persistante de celui que Michel Foucault qualifiait d’« agent comptable des culs et de leurs équivalents[1. M. Foucault, Dits et écrits, tome II, p. 822, « Quarto », Gallimard, 2001.] », en dépit de l’immense ennui que suscite la lecture de son œuvre. Il n’est pas impossible que la réponse à cette énigme se trouve chez Sainte-Beuve, qui, dès 1843, notait dans la Revue des deux mondes que le divin marquis était, sur un mode clandestin, « l’un des (…) plus grands inspirateurs de nos modernes[2. Sade, Œuvres, tome I, p. 10, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1990.] ». Sainte-Beuve songeait certes aux romanciers de son temps, mais on pourrait poursuivre la piste et se demander si, au fond, Sade ne serait pas le prophète secret de notre « meilleur des mondes » à nous – cette néo-barbarie ultralibérale où, sur les ruines des règles mortes, de grands fauves se réclament de la liberté, de l’égalité et de la fraternité pour imposer le despotisme de leur plaisir.
Le premier temps de la démarche sadienne consiste en effet à renverser, à détruire, en vue de « délivrer l’homme de toutes les formes transcendantes du pouvoir[3. H. Jallon, Sade, le corps constituant, p. 121, Michalon, 1997.] ». À supprimer les limites. Intercalée dans la (terrifiante) Philosophie dans le boudoir, sa fameuse profession de foi « Français, encore un effort si vous voulez être républicains » se lit, à cet égard, comme un véritable jeu de massacre, celui de toutes les références, de tous les repères sur lesquels était fondée la civilisation occidentale : Dieu, le père, la loi.[access capability= »lire_inedits »]
« Français » débute par une attaque d’une violence inouïe contre le christianisme, absurde – « laissez les dieux de farine aux souris[4. Sade, La Philosophie dans le boudoir, p 189, Édition des chimères, s.l.n.d.] » – et liberticide : « Cette puérile religion était une des meilleures armes aux mains des tyrans[5. Ibid., p. 191.]. » De là, sa nécessaire abolition : « L’extinction totale des cultes entre (…) dans les principes que nous propagerons dans l’Europe entière. Ne nous contentons pas de briser les sceptres ; pulvérisons à jamais les idoles[6. Ibid., p. 197.]. » Dans la réglementation délirante des 120 journées de Sodome, « le plus petit acte de religion de la part de l’un des sujets, quel qu’il puisse être, sera puni de mort[7. Sade, Œuvres, op. cit., t. I, p. 64.] », et « le nom de Dieu ne sera jamais prononcé qu’accompagné d’invectives et d’imprécations ».
De Dieu au roi, il n’y a qu’un pas. Ayant condamné le principe, il verra sans sourciller tomber la tête de Louis XVI et louera Le Peletier d’avoir voté « courageusement la mort de celui qui avait osé comploter celle de tout un peuple[8. « Éloge de Marat et de Le Peletier », in Sade, Écrits politiques, textes choisis par Maurice Lever, p. 199, Bartillat, 2009.]». De Dieu au roi, puis du roi au père (et à la mère) : dans l’utopie qui achève « Français », Sade décrit « une république où tous les individus ne doivent avoir d’autre mère que la Patrie » et où, le mariage ayant disparu, « il ne naît plus d’autres fruits des plaisirs de la femme que des enfants auxquels la connaissance de leur père est absolument interdite[9. Sade, La Philosophie dans le boudoir, op.cit., pp. 233-234.] ». Ni transcendance ni descendance, la république est un régime de frères – et, à ce propos, Sade n’hésite pas à déclarer que l’inceste devrait être « la loi de tout gouvernement dont la fraternité fait la base[10. Ibid., p. 238.]». À la toute fin de la Philosophie dans le boudoir, Eugénie, quinze ans, qui vient d’applaudir à la lecture de « Français », prouvera qu’elle a bien compris la leçon en violant sauvagement puis en torturant sa propre mère.
« N’ayez plus d’autre frein que celui de vos penchants, d’autres lois que vos seuls désirs[11. Ibid., p. 235.]» : la formule la plus célèbre de « Français » indique enfin que Sade, athée en tout sauf en libertinage, ne sacrifie même pas au culte de la loi que célèbrent alors les sans-culottes. Dans La Nouvelle Justine, l’un de ses personnages assure que « les lois sont inutiles et dangereuses ».
Ainsi, tout a été abattu, et il ne reste plus que l’individu, solitaire. Évoquant Sade, Maurice Blanchot évoquait une « philosophie de l’égoïsme intégral » : celui de l’individu souverain, au sens juridique du terme, doté d’une volonté inconditionnée, n’ayant personne au-dessus de lui et n’obéissant qu’à son propre désir.
Dans cet espace où toute frontière a disparu, les individus semblent libres et égaux, comme dans la Déclaration des droits de l’homme – ou, plutôt, comme dans l’état de nature de Hobbes, que Sade a lu attentivement[12. Cf. Sade, Œuvres, op. cit., t. III, p. 1 314.]. Égalité dans, devant et derrière le plaisir, chacun devant se soumettre aux désirs des autres qui sont eux-mêmes soumis aux siens. Et c’est ainsi qu’au « despotisme politique », qui réservait l’autorité à un seul, se substitue « le très luxurieux despotisme des passions du libertinage[13. Cité par H. Jallon, op. cit., p. 97]», où le pouvoir est à tous puisqu’est organisée sa circulation permanente.
S’institue ainsi une démocratie d’un nouveau type : une démocratie barbare, sans limites, sinon celles du désir, et où les plus forts asservissent les autres au nom même de l’égalité et de la liberté. Lorsqu’il n’y a plus de règles, lorsqu’ont été chassés les dieux, les rois, les pères et les lois, il n’y a plus en effet que le renard libre dans le poulailler libre – Dolmancé, personnage clé de la Philosophie, précisant à ses partenaires libertins que « jamais entre eux ne se mangent les loups ».
Du reste, si le Marquis éprouve quelque nostalgie, c’est manifestement celle de la féodalité : d’un temps où ses aïeux « régnaient despotiquement sur leurs terres », un temps où Gilles de Rais organisait en son noble donjon de Tiffauges les mêmes orgies meurtrières que le duc de Blangis des 120 journées dans l’inaccessible château de Silling. À cet égard, proférant avant 1789 un mépris absolu à l’égard du peuple et se flattant alors d’appartenir à « l’extrêmement bonne compagnie », Sade se rapproche à beaucoup d’égards des premiers théoriciens du libéralisme comme le comte de Boulainvilliers[14. Cf. M. Lever, op. cit., pp. 12-13, 20, 60.], féodaux déchus par la monarchie capétienne et rêvant de renouer avec la liberté barbare qui existait avant Saint Louis. Une liberté où les loups et les prédateurs pouvaient s’épanouir à leur guise. Une liberté que, sous d’autres formes mais dans le même esprit, la mondialisation contemporaine est peut-être en voie de rétablir.[/access]
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