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Libé, nouvelle formule et vieux démons


Libé, nouvelle formule et vieux démons

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Comme rien de ce qui est humain ne m’est étranger, j’ai pris connaissance avec intérêt de la nouvelle – nouvelle – nouvelle formule inaugurée la semaine dernière par Libé.

Lundi passé, une double page expliquait au lecteur ce changement destiné, s’il vous plaît, à « réinventer le quotidien de l’ère Internet ». (Et pourquoi pas le CD de l’ère du téléchargement, ou la guillotine sans lame pour abolitionnistes ?)
Trêve de plaisanteries, un édito signé de Laurent Joffrin himself nous aidait à mesurer l’importance de l’enjeu : « Libération remplit une mission civique: comprendre et inventer (sic !) ce que sera la France de l’après-crise dans un monde transformé. » Auto-investi d’une si écrasante responsabilité, ce quotidien du lendemain, comme on dit de la pilule, se doit de donner d’exemple en « se réinventant en permanence ».

Revue de détail de cette énième réinvention. La « une », nous explique-t-on savamment, « introduit du texte pour valoriser l’écrit » ; a priori, ça se tient. L’ennui c’est qu’au final, ça donne des « unes » tâtonnantes, éclatées, comme découpées en morceaux par un D.A. non-voyant. On croirait voir la page d’accueil d’un site web réalisé par des néophytes, et je m’y connais (en néophytisme).

La principale innovation technologique, c’est précisément « la mutation de libération.fr ». Sonnant comme le cri déchirant du papier qui ne veut pas mourir, elle consiste pourtant en un développement tous azimuts de l’offre Internet, qui ne peut qu’accélérer l’agonie du quotidien imprimé. Mais bon, on ne m’a pas consulté.

En matière de contenu, Libé « innove en approfondissant » – ce qui, soit dit en passant, n’est guère aimable pour les formules précédentes : « Libération développait jusqu’à présent un événement par jour. Nous en traiterons désormais cinq.» Pourvu que l’actualité mondiale suive !

Enfin, le samedi, Libé innove encore un peu plus en créant, tenez-vous bien, un supplément hebdo ! Bien sûr, ses concurrents le font déjà depuis belle lurette; mais là, rien à voir ! Déjà ça s’appelle Le Mag, et non pas Libé Mag ou Libé 2. Surtout, foin du technicolor et du papier glacé : le magazine se présente ici comme un cahier à l’intérieur du journal – identifiable essentiellement à sa numérotation en chiffres romains. On n’est pas plus innovant !

Mais le vrai sens du « changement » tant invoqué par le journal, on le trouvait samedi dernier dans la page « Rétro » : Libé y reproduisait sa « une » du 2 février 1979, célébrant le retour de l’ayatollah Khomeiny en Iran.
Une « une » barrée du titre enthousiaste « L’immense folie de Téhéran » et tout entière occupée par la photo d’une manif khomeyniste monstre. Ce que Libé ne semble pas avoir remarqué sur le coup, c’est la composition de cette foule : emmenée par une escouade de mollahs, elle est principalement constituée de barbus farouches – et aucune loupe ne permet d’y distinguer la moindre femme.

Ce genre de détails sauterait aux yeux de nos « libérateurs » d’aujourd’hui – et il est là, le vrai changement ! Entre-temps, ces sentinelles de l’avenir ont découvert que le Coran, caché ou non, n’était pas essentiellement un hymne aux droits de l’homme – sans parler de la femme[1. La Torah et le Nouveau Testament non plus d’ailleurs, mais ce n’est pas le sujet.].

Il faut lire le récit extasié de ces journées historiques par le Serge July modèle 79, envoyé spécial par lui-même à Téhéran : « Fête essentielle au cours de laquelle un peuple se regarde, comme un enfant dans un miroir et qui, dans la joie, se reconnaît. »

Au-delà de l’approximation syntaxique, admirons l’émotion poétique, qui d’ailleurs l’excuse amplement. C’est que, nous lance Serge dans un grand mouvement de plume, « il n’y a pas de bonheur plus grand que la chute d’une dictature »…

À aucun moment ce déjà grand garçon ne semble effleuré par l’idée qu’ici comme ailleurs, une dictature puisse en cacher une autre. Il vibre à l’unisson de ces « millions d’Iraniens » qu’il croit voir défiler sous ses yeux ; c’est Abel Bonnard aux JO de Nuremberg, Gide en URSS (Tome I).

Quarante ans après ceux-ci, July semble n’avoir toujours rien compris à son XXe siècle[2. Vous me direz : depuis qu’il a compris, il est devenu centriste et c’est pire. Objection retenue.], pourtant déjà avancé.

C’est bien simple (un peu trop même, mais notre intelligentsia a vécu là-dessus un demi-siècle…) : d’un côté il y a, marchant du même pas, le peuple, le progrès et la démocratie; de l’autre, grimaçant du même rictus, le capitalisme, l’impérialisme U.S. et la dictature.

Vue de derrière cette grille de lecture, la « révolution chiite » ne saurait être que belle et bonne : son anti-américanisme est un gage suffisant de moralité, et la ferveur populaire qu’elle déchaîne un garde-fou très sûr contre la dictature, n’est ce pas ?

« C’é-tait l’a-nnée soi-xante-dix-neuf », comme dirait Claude François. Trente ans plus tard, le décor a changé: l’Amérique obamisée est devenue le meilleur rempart de la démocratie universelle face aux mollahs fous de Téhéran, qui voilent les femmes, violent les droits de l’homme et font la bombe entre eux !
Le camp du Bien a changé de place. De ce fait, hélas, le récit lyrique de July a pris un petit coup de vieux. Quelle idée aussi que cette rubrique « Rétro », qui ne peut que troubler ceux des lecteurs qui n’avaient pas encore la chance de lire Libé il y a trente ans ? A quoi bon ce rappel d’un errement passé, à l’heure où nos maîtres à penser expliquent qu’ils ont raison aujourd’hui parce qu’ils se trompaient hier – même que ça prouve au passage qu’à l’époque, ils avaient raison d’avoir tort…

Bref, Libé n’avait d’autre choix que de « recontextualiser » les saillies de July en leur accolant un papier corporate (signé J.-P.P.). Le challenge : expliquer en 1000 signes la cohérence fondamentale du quotidien dans ses fluctuations vis à vis de la « République islamique d’Iran ».

Avec Jipépé c’est plié en deux temps – trois mouvements. Primo, on charge July ; après tout, il n’est plus des nôtres : « Le 1er février 1979 : une partie de la rédaction s’enthousiasme pour la « révolution islamique ». » On aura compris que cette partie n’était pas la bonne …

Secundo, on se dédouane : « En 1989, à la mort de Khomeiny, cela faisait déjà longtemps que Libération avait tourné la page. » Des visionnaires, vous dis-je…

Tertio, enhardi, on en vient à se jeter des fleurs (pourquoi se gêner ?) Libé, savez-vous, n’a cessé de soutenir les « vagues vertes » qui ont porté les « réformateurs » iraniens, de Khatami à Moussavi. Certes ça n’a jamais rien donné, mais, conclut bizarrement le journaliste, « désormais la bataille fait rage ».Ça veut dire quoi, ça ? Que les opposants au régime n’avaient rien branlé jusque-là ? Que la dictature islamique vit ses dernières heures ? Ou, pendant qu’on y est, que Libé ne serait pas pour rien dans le déclenchement de cette bataille finale ?

Les trois si vous voulez : on s’en fout ! Pour en revenir à notre mouton, la dernière formule (au moins en date) de Libé vaut à peu près les autres. Et d’ailleurs, qu’importe ? À quoi bon refaire la vitrine si le magasin est vide ?

Or, la véritable nouveauté du journal – esquissée à vrai dire depuis quelque vingt-cinq ans – c’est la disparition progressive, après les parures idéologiques, des plus belles plumes de ce paon qu’on croyait moins vieux.

Hormis quelques heureuses exceptions, parmi lesquelles ce fou génial et posé de Willem, ça fait un bail que Libé est devenu plat comme euh, l’encéphalogramme d’un Jeune Populaire. (Dieu ! Ce nom… Comment ont-ils pu s’affubler de ce nom, qui repousse les limites du ridicule à un moment où ce n’était pas vraiment urgent ?)

Voilà, je crois que c’est à peu près tout ce que j’avais à raconter sur le nouveau Libé. Après, je méconnais, je risquerais de digresser…



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