Libé est au cœur d’une polémique pour avoir fait sa Une, ce mercredi 12 décembre, sur les « humiliations » policières à Mantes-la-Jolie, tout en se contentant d’un bandeau sur l’attentat de Strasbourg. La rédaction du journal s’est depuis défendue en invoquant l’heure du bouclage. Nous avons retrouvé la boîte noire contenant les enregistrements imaginaires de ces dernières minutes fatidiques où tout s’est joué. Poignant.
Cette une de @libe est éloquente. Sur les errements de @libe, s’entend. https://t.co/bG9GOyhZAU
— Gilles CLAVREUL (@GillesClavreul) 12 décembre 2018
Greg* (se limant les ongles) : Dis-moi Philou, il est sympa ton pin’s du Che, tu l’as déniché où ?
Philou : A la dernière fête de l’Hum…
Gérard (suant à grosses gouttes et tapant du poing sur la table) : Greg et Philou, on reste concentré putain ! Bon, qu’est-ce qu’on fait du coup ? Il faut vite se décider, on a moins d’une heure devant nous avant le bouclage !
Rémi : On est bien certain que c’est un acte terroriste ?
Gilles : D’après certains témoignages, le gars aurait crié « Allah Akbar », ça sent pas bon…
Fred : Commence pas avec tes amalgames douteux toi…
Gilles : Pourquoi tu m’agresses encore Fred, qu’est-ce que j’ai dit ?
Fred : Tu sais très bien ce que je veux dire. J’ai plein d’amis qui psalmodient tous les jours « Allah Akbar » et ce ne sont pas des terroristes…
Gilles : Non mais, je…
Fred : Et puis on sait tous pour qui t’as voté y a deux ans, aux dernières primaires de la gauche…
La stagiaire : Il a voté pour qui ?
Fred : Pour l’extrême droite.
La stagiaire : Je pige que dalle là. Comment peut-on voter pour l’extrême droite à des primaires de la gauche ?!
Quentin : Il a voté Manuel Valls…
Gilles (la voix cassée) : J’ai pas voté Valls, j’ai voté Vincent Peillon !
Gérard (furibard) : C’est pareil ! Et puis de toute manière, on s’en contrefout, merde ! La question c’est : on change la Une ou pas les gars ?
Brouhaha au sein de la rédaction
Jean-Benoît : Ah non Gégé, tu ne peux pas nous faire ça !
Richard, alias Richie : Cette Une, ça fait des jours qu’on la prépare.
Sam (des trémolos dans la voix) : On ne peut pas laisser passer cela. La France est devenue un état policier, ce qui s’est passé à Mantes-la-Jolie est extrêmement grave. Cela rappelle les heures les plus sombres de notre histoire. On n’avait pas vu de telles images depuis l’Occupation…
Richie : La guerre d’Algérie tu veux dire !
Paco (le poing levé) : C’est la lutte…
Gérard (retapant du poing sur la table) : Ah non, ça commence à bien faire là. Celui qui me rechante l’Internationale pour la 27e fois aujourd’hui, même pour la déconne, il prend ma main dans la gueule. On a un bouclage à boucler, euh… je veux dire à terminer et on a un choix important à faire là.
La rédaction (en cœur) : On garde la Une sur les flics !
Richie : En plus, on ne dispose pas encore d’assez d’éléments sur ce qui s’est passé à Strasbourg. Pour moi, un article en milieu de journal, ça suffit amplement. On ne va pas encore donner du grain à moudre aux réacs et aux fachos, y en a déjà suffisamment comme ça dans ce pays.
Valentin (haletant, une dépêche à la main) : Apparemment, le type a été identifié, il est fiché S. CNN, la BBC, toutes les télés du monde entier diffusent en direct des images de Strasbourg. On parle d’au moins deux morts et d’une dizaine de blessés graves.
Gérard : Il est où Ribouldingue !
Hervé : A l’hôpital, je te l’ai dit ce matin. Il a deux côtes cassées. Son Vélib a été renversé par un Uber, à l’angle de la rue des 2 boules.
Gérard : Ah zut. Et Filochard ?
Hervé : En RTT.
Gérard (excédé) : C’est quoi cette équipe de bras cassés. On n’a personne du service police et justice pour me donner des compléments d’infos sur ce qui se passe à Strasbourg ? Croquignol, il est bien là au moins ?
Hervé : Non, il a une réunion de parents d’élèves à l’école privée de ses enfants.
Gérard : Il a mis ses enfants dans le privé ?
Hervé : Bah oui pourquoi ? Les miens aussi, ils sont dans le privé, t’es pas fou…
Élodie : De toute manière, depuis le début, je ne la sens pas cette Une….
Silence pesant au sein de la rédaction
Richie (la mine chafouine) : Et pourquoi tu dis ça Élodie ?
Élodie (sentant une dizaine de regards inquisiteurs peser sur ses épaules) : Euh… Je trouve qu’il n’y a pas que la Une qu’on hiérarchise bizarrement ici. Notre sujet sur la police échelonne étrangement l’ordre des menaces et des gravités. Il y a des zones de non-droit un peu partout sur notre territoire aujourd’hui, une violence inouïe qui règne dans certaines de nos banlieues, nos forces de l’ordre et même nos pompiers qui s’en prennent plein la g…
Jean-Benoît : Tu trouves que c’est anodin ce qui s’est passé à Mantes-la-Jolie ?
Élodie : Je trouve surtout qu’on met un peu facilement sous le tapis le fait que ces jeunes « victimes » avaient au préalable brûlé des poubelles, retourné et incendié des voitures, agressé et dépouillé un automobiliste, lancé des barres de fer, des pavés ou des bouteilles sur les policiers. Mon oncle est gendarme et il m’a expliqué qu’on ne met pas forcément ces jeunes à genoux et les mains dans le dos pour les humilier. Mais plutôt pour les empêcher de s’enfuir plus facilement, de jeter des objets ou de faire des gestes violents. Et mon oncle, il ne passe pas sa journée derrière un ordi lui…
Jean-Benoît : Qu’est-ce que tu veux dire ?
Élodie : Je me comprends…
Fred : Élodie, tu devrais te pacser avec Gilles, vous iriez bien ensemble. Vous pourriez appeler votre gamin Adolphe ou Reinhart, au choix.
Rires un peu gras dans la rédaction
Jean-Benoît : En plus, tu écris des papiers mode pour le service Culture Élodie. Ne le prends pas mal mais bon, ton expertise sur le sujet…
Élodie (en sanglots) : Vous dîtes ça parce que je suis lesbienne…
Fred (confus) : Ah… je suis désolé Élodie, je l’ignorais. Je ne voulais surtout pas te stigmatiser.
Jean-Benoît (rouge de honte) : Toutes mes excuses, tu aurais dû nous le dire. Je t’aurais parlé autrement si j’avais su que tu étais une gou… je veux dire une lesbienne.
Gérard : Bon, Élodie m’a quand même foutu le doute là. Je ne voudrais pas non plus que demain, on fasse la Une sur notre Une.
Richie : On ne change rien Gégé. On est de gauche, merde !
Applaudissements au sein de la rédaction
Gérard : On va quand même assurer le coup et mettre un bandeau sur l’attentat.
Enzo : Si vous n’êtes pas sûrs pour la Une, il y a une troisième possibilité : on peut mettre mon article sur Pablo Neruda…
Gérard : Non mais sérieux Enzo, ce n’est vraiment pas le moment de plaisanter.
Enzo (penaud) : Je ne plaisantais pas…
Fred : Ok Gégé, tu nous fous un bandeau, mais pas trop gros le bandeau hein ! C’est quand même pas nous qui allons nourrir la stigmatisation et l’amalgame. Laisse-ça au Figaro et au Parisien.
Richie : Et surtout, on ne met pas « attentat », « terrorisme », ou « islamisme » en Une. « Attaque meurtrière », c’est suffisant. On n’en sait pas beaucoup plus pour l’instant.
Gérard : Mouais. Enfin le gars est fiché S quand même. Mine de rien, j’ai un gros doute sur notre Une là les gars. On ne risque pas d’en prendre plein la gueule demain ?
Sam : T’inquiète. Au pire, si ça grince un peu, on enverra le big boss en première ligne pour dire que vus nos horaires de bouclage, on n’avait pas le temps de changer notre Une. Et patati et patata.
Gérard : Oui, sauf que dans l’article qu’on vient de foutre en page 14, on écrit notamment : « La préfecture précisait peu avant 22 heures avoir identifié l’auteur des coups de feu, fiché S selon une source municipale. (…) En fin de soirée, la police déclarait que des coups de feu étaient échangés dans le quartier où était retranché l’assaillant. » Si on a trouvé le temps de donner des infos qui datent de 22 h à l’intérieur du journal, on va avoir du mal à justifier qu’on n’ait pas trouvé le temps d’adapter notre Une.
Richie : Te prends pas la tête Gégé, de toute manière, plus personne ne lit nos pages intérieures…
Gérard : Oui, c’est vrai. Hervé, tu peux balancer les pages à l’imprimerie.
Hervé : C’est comme si c’était fait.
Gérard : Bon les gars, on va bouffer, je crois qu’on l’a bien mérité. On dîne à quel endroit ce soir Philou ?
Philou : Le mardi soir, on va au restau végan.
Gérard : Ah merde, j’avais oublié qu’on était mardi…
* Les vrais prénoms ont été modifiés.
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