Docteur en science politique, Aurélie Daher est l’auteur de Le Hezbollah. Mobilisation et pouvoir (PUF, 2014)
Daoud Boughezala : Il y a bientôt huit ans, en juillet 2006, démarrait une guerre de 33 jours entre le Hezbollah et Israël. Au terme d’un mois de bombardements intensifs du Liban par l’armée israélienne, Hassan Nasrallah proclamait sa « victoire divine » et battait des records de popularité au Liban et dans le monde arabe. Aujourd’hui, après avoir volé au secours du régime syrien, le parti de Dieu et son leader n’ont-ils pas perdu une grande partie de leur crédit auprès de la rue arabe et libanaise ?
Aurélie Daher : Dans le monde arabe, le parti a en effet perdu une partie de sa popularité, plus précisément auprès de la frange de la population syrienne opposée au régime de Bachar al-Assad. Mais la popularité du Hezbollah reste intacte auprès des partisans du pouvoir de Damas. Au Liban, l’engagement du Hezbollah en Syrie n’a pas modifié les allégeances politiques : ceux qui se considéraient membres de la coalition du 14 Mars (anti-syrienne et adversaire du Hezbollah) le sont toujours et les partisans du Hezbollah, malgré quelques commentaires critiques quant à son intervention dans le conflit voisin, le soutiennent toujours. La montée en puissance des jihadistes au sein de l’opposition syrienne effraie d’ailleurs tout autant les Sunnites et les Chrétiens du 14 Mars, adversaires de Damas. Au niveau arabe, les critiques ne changent rien à la position du Hezbollah ni à ses moyens d’action. La force du parti ne dépend en rien de sa popularité en dehors de ses frontières.
La puissance du Hezbollah repose-t-elle avant tout sur sa force de frappe militaire ?
Non. Sa puissance lui vient essentiellement de la qualité de son entraînement. Au Liban, il y a aussi sa connaissance du terrain. En 2006, 5 000 combattants du Hezbollah ont réussi à tenir tête à plus de 40 000 soldats israéliens lors de la grande invasion terrestre du Liban-Sud dans les derniers jours du conflit. En Syrie, c’est très nettement la qualité de la formation des combattants qui donne au Hezbollah le dessus.
Pour avoir longuement analysé les pratiques du Hezbollah, vous en concluez que le parti de Dieu ne cherche pas à islamiser ses bastions régionaux (Bekaa, Sud Liban). Est-ce pour se concentrer sur la lutte armée ?
Plutôt pour mieux assurer les conditions nécessaires à la réussite de la lutte armée. En juin 1982, l’invasion israélienne du Liban provoque la création, par une partie du monde militant chiite libanais, d’une nouvelle organisation militaire, la Résistance islamique au Liban (RIL), dont la mission est de combattre l’occupant. La RIL s’adjoint quelques mois plus tard une structure civile dont le rôle est de défendre ses intérêts sur la scène politique libanaise: le Hezbollah. Les tâches sont nettement réparties. La RIL s’occupe de la lutte armée contre les troupes israéliennes stationnées au Liban-Sud et le Hezbollah se charge d’une double tâche. Il mobilise au nom de la RIL, attirant vers les rangs de celles-ci les jeunes aspirants au combat, et travaille, au sein de la société libanaise, puis bientôt de sa classe politique, à assurer les conditions adéquates pour que la RIL puisse mener à bien sa résistance contre les troupes de Tel-Aviv. Le fait est qu’une observation des pratiques sociales et politiques du Hezbollah confirme bien cet ordre des priorités.
Comment le Hezbollah mobilise-t-il sa base ? Son action sociale et caritative est-elle l’un des ressorts de sa popularité ?
La mobilisation du Hezbollah s’appuie sur plusieurs piliers. Le premier est l’ensemble des réalisations engrangées par la RIL au cours des ans. La Libération du Liban-Sud, aux mains des combattants de la RIL, d’une occupation israélienne qui aura duré 22 ans, puis la victoire de 2006 face à une offensive israélienne de 33 jours et 33 nuits consécutifs, sont les deux principales médailles militaires arborées par le parti. Les échanges de prisonniers entre le Hezbollah et Israël, qui ont permis la libération des derniers Libanais des geôles israéliennes, figurent également à son palmarès. Cela a créé, au sein de la communauté chiite, un large sentiment de fierté et de reconnaissance envers le Hezbollah.
Certes, l’’appareil social du parti et ses associations caritatives aident eux aussi à la mobilisation. Toutefois, contrairement à une idée très répandue, elles ne le font pas en créant un réseau clientélisé autour du parti. Les subventions assurées par les associations du parti ne suffisent pas à répondre aux besoins énormes de la communauté chiite. Leur rôle est avant tout de donner une image positive du parti, en jouant sur des référents moraux et déontologiques.
À vous lire, le Hezbollah serait perçu comme « le seul parti national » libanais. N’est-ce pas paradoxal pour un parti et une communauté chiite doctrinalement très liés aux clercs iraniens ?
Ni le Hezbollah ni la communauté chiite libanaise ne se considèrent iraniens avant d’être libanais, leur allégeance nationale comme identitaire va toujours au Liban. Le rapport de la communauté chiite libanaise à l’Iran consiste essentiellement en une préférence politique et stratégique régionale – comme d’autres au Liban peuvent préférer une alliance stratégique avec les Etats-Unis ou la France, sans se sentir plus américains ou français que libanais pour autant. Cette préférence chiite est agrémentée d’une sympathie d’essence religieuse et culturelle qui n’enlève rien à l’attachement de la communauté chiite à son pays d’origine.
Quid de l’idéologie officielle du Hezbollah, le wilayat-al-faqih, qui le subordonne à la République islamique d’Iran ?
Le principe de wilayat al-faqih, ou « gouvernement du Jurisconsulte », qui régit le rapport du Hezbollah au commandement iranien n’est pas une relation d’obédience aveugle. Contrairement à une idée répandue, le parti de Dieu dispose d’une grande marge de manoeuvre dans la prise de décision. Le wilayat-al-Faqih connecte la direction du Hezbollah non pas au gouvernement iranien mais au Guide de la Révolution, lequel ne formule pas des « ordres », mais intervient dans deux types de cas. Il donne son aval ou le refuse a posteriori à une décision du Hezbollah qui pourrait mettre en péril les intérêts de la République iranienne ou dont la légitimité religieuse n’est pas claire. Il joue par ailleurs le rôle d’arbitre si aucune majorité d’opinion ne se dégage au sein de la direction du Hezbollah autour d’un différend qui pourrait mettre l’organisation en danger.
Que pensez-vous des conclusions de l’enquête du journaliste Yves Mamou selon laquelle le Hezbollah tirerait une grande partie de ses revenus du trafic de drogue et du blanchiment d’argent ?
Cette thèse est inexacte. Le Hezbollah dispose de multiples sources de rentrées d’argent, provenant du soutien de la société libanaise elle-même et d’aides ponctuelles de l’Iran en cas de grande crise, comme lors de la guerre de 2006. Yves Mamou s’appuie essentiellement sur le reportage d’un quotidien américain autour des réseaux de drogue impliquant des Libanais chiites en Amérique latine. Mamou s’est contenté de reprendre les conclusions du journaliste, qui, ayant visiblement une très pauvre connaissance de la culture chiite, a confondu une pratique religieuse traditionnelle et une exploitation financière pensée, orchestrée par le Hezbollah. Il se trouve que les chiites pieux versent un impôt religieux inconnu du sunnisme, désigné sous le nom de khums (« quint »). Il représente 20% des économies réalisés sur un salaire ou du bénéfice net d’une exploitation commerciale. Il est reversé au marjaa de son choix (le grand clerc dont on a choisi de suivre les édits religieux). Ce marjaa peut être de la nationalité que l’on souhaite. Par conséquent, chaque marjaa a des représentants dans chacun des pays où existe une communauté chiite ; ceux-ci se chargent de collecter ces impôts au nom du marjaa qu’ils représentent. Au Liban et au sein de la diaspora libanaise, les chiites ayant choisi l’ayatollah Ali Khamenei comme marjaa doivent reverser leurs impôts à ses représentants, en l’occurrence Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, et Muhammad Yazbeck, membre du Conseil de décision du parti.
Reste que le Hezbollah a pu profiter de l’argent de la drogue par des voies détournées…
Le lien avec certains réseaux de trafiquants de drogue est donc le plus souvent le suivant: certains membres de ses réseaux, d’origine libanaise et chiite, entendent payer leurs impôts islamiques au nom de leur rattachement à la guidance de Khamenei, et envoient donc une partie de leurs revenus vers le Hezbollah. Cela ne signifie pas que la direction du Hezbollah soit consciente de l’origine de ces revenus, comme cela ne peut être présenté comme une gestion planifiée par le parti de réseaux de drogue en Amérique latine.
*Photo : Mohammed Zaatari/AP/SIPA. AP21565693_000001.
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