Après les échauffourées sporadiques entre alaouites et sunnites dans la ville septentrionale de Tripoli, un nouveau ferment de discorde confessionnelle se développement à Saïda, à l’autre extrémité du pays.
Depuis mercredi dernier, le cheikh sunnite Assir organise un sit-in destiné à protester contre l’arsenal du Hezbollah, qu’il dénonce comme un Etat dans l’Etat indéfectiblement lié au régime de Bachar al-Assad. Après l’échec de sa campagne médiatique anti-Hezbollah, dont s’est désolidarisé le courant du Futur de Saad Hariri, l’imam sunnite a choisi l’épreuve de force sur le bitume en bloquant la principale voie d’accès à Saïda. Sa méthode, fortement contestée, fait évidemment écho à l’immense campement de l’opposition à Beyrouth de fin 2006 à mai 2008, lorsque le Hezbollah et ses alliés chrétiens aounistes occupaient la place des Martyrs et la place Riad el-Solh en pleine paralysie institutionnelle. Il avait alors fallu un véritable début de déflagration civile pour débloquer la situation, avec l’intercession du Qatar et l’élection du commandant en chef des armées Michel Sleimane comme président de la République de consensus.
Quatre ans plus tard, l’initiative isolée de cheikh Assir manifeste surtout la marginalisation politique ressentie par une partie de la rue sunnite, frustrée par l’attentisme des autorités libanaises face à la crise syrienne et l’alignement systématique sur les positions – globalement- légalistes du clan Hariri. Dans son face à face avec le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah, cheikh Assir n’a ainsi pas hésité à prendre à parti l’ancien Premier ministre et bras droit de Rafic Hariri Fouad Siniora, après que ce dernier l’a intimé de rentrer dans le rang : « Aujourd’hui, on nous place face à deux options : ou bien accepter l’hégémonie (du Hezbollah) et nous taire, ou bien ne pas l’accepter, mais à la façon de Saad Hariri, de Fouad Siniora et d’autres. Cela consiste à aller jusqu’à la banlieue sud pour bazarder le sang de Rafic Hariri, puis à continuer jusqu’au Qatar avec le revolver sur la tempe, et enfin à terminer le voyage chez Bachar (al-Assad) le criminel ». Jurant par ses grands dieux que son opération se veut entièrement pacifique, l’imam radical exhorte ses hommes à périr sous les balles des forces de sécurité si l’assaut était donné contre le campement. S’adressant directement au chef du Hezbollah, il n’y va pas non plus par quatre chemins : « Je jure par Dieu que toi, Nasrallah, je ne te laisserai pas dormir la nuit si tu ne te décides pas à mieux te comporter avec nous. Je vais t’en faire payer le prix. Cela ne fait que commencer. »
Si l’on met de côté la virulence des propos, l’examen de l’agenda politique d’Ahmad Assir révèle le fin politique qu’il est. En bon stratège, il ranime le spectre de l’affrontement interconfessionnel chiites/sunnites à point nommé : quatre ans après les événements de Beyrouth-Ouest et la démonstration de force du Hezbollah, et surtout en plein pourrissement du conflit syrien. Comme je l’expliquais la semaine dernière sur les ondes, l’affaire syrienne vient bel et bien de prendre un tour irréversible : bien qu’équipés d’armes légères (mortiers, obus, explosifs), les insurgés mènent désormais des actions de guérilla en pleine rue et en plein Damas, du jamais vu de mémoire de levantin…
Bien qu’il faille rester prudent, comme toujours lorsqu’un attentat se produit en Syrie, l’attaque d’une télévision officielle syrienne ainsi que la double explosion survenue la semaine dernière sur le parking du palais de justice de Damas, au beau milieu de la place Marjeh, non loin du souk central Hamidiyeh, laissent craindre de véritables scènes de guerre urbaine. Et sur la scène diplomatique, les efforts Kofi Annan n’ont accouché que d’un accord minimal de transition à propos duquel Russes, Américains et Syriens livrent chacun leur propre interprétation.
Le cheikh Assir n’a donc pas choisi son calendrier et sa cible par hasard. Acculé à l’autocritique, son inexpugnable ennemi cheikh Nasrallah fait actuellement face à l’offensive d’une partie de l’opposition syrienne, qui a revendiqué l’enlèvement de pèlerins chiites libanais à Alep en représailles à la solidarité sans failles du Parti de Dieu avec le pouvoir des Assad.
Mais Assir n’a certainement pas que la chute du régime de Damas et le désarmement du Hezbollah en tête. A un an des élections législatives libanaises, il maintient le rapport de forces au sein même de sa confession en tenant tête aux velléités modératrices de Saad Hariri. Or, ce dernier, comme tout politicien, doit non seulement donner des gages à ses futurs partenaires et alliés (Phalanges et Forces Libanaises chrétiennes voire Parti Socialiste Progressiste du druze Walid Joumblatt) mais aussi rassurer sa base la plus radicale. Car qui sait de quoi l’avenir de la région sera fait en 2013 ? Les Assad ne contrôleront-ils plus qu’un réduit alaouite au nord-ouest de la Syrie et/ou un officier alaouite aura mis la main sur le palais présidentiel de Damas avec l’appui russe tandis que plusieurs petits Etats à base ethnoconfessionnels fleuriront sur les décombres de la République Arabe Syrienne ? Et si les Frères Musulmans syriens parvenaient aux portes du pouvoir, comme leurs épigones tunisiens et égyptiens ?
Dans tous les cas de figure, la rue sunnite comptera lourdement dans le verdict des urnes, a fortiori dans un scrutin aussi panaché et confessionnalisé que les élections libanaises. Qu’il déplace ou non son sit-in de Saïda, le cheikh Assir a déjà marqué les esprits. Et donc gagné son duel à distance avec le Hezbollah.
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