Beyrouth : pas d’adresse à ce numéro


Beyrouth : pas d’adresse à ce numéro

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« Alors, tu dis au Taxi “Zalka”, vers l’hôtel Promenade, tu tournes à droite, tu passes devant le Starbucks, tu montes la rue jusqu’à l’école de la Sainte Famille, je suis sur le balcon, je te ferai signe quand je te vois ». Ces indications peuvent sonner déroutantes à des oreilles habituées à la rigueur de l’adresse postale et de sa trilogie, numéro, rue, ville ; mais elles constituent une conversation banale entre deux Beyrouthins se rendant visite pour la première fois.

En effet, il n’existe pas vraiment d’adresse officielle à Beyrouth, l’orientation est principalement empirique et informelle. Indiquez d’abord le quartier ou le secteur dans lequel vous souhaitez vous rendre. Trouvez ensuite un repère connu : un hôtel, un « Mall », une enseigne célèbre, une église, une mosquée voire un arbre (le « snoubra », pin en arabe, est un repère connu des habitants du quartier de Furn el Chebbak) fera l’affaire. Vous êtes presque certain d’arriver à destination. En cas de tâtonnements, fréquent pour les non-initiés, les commerçants et les passants restent la première source d’informations et possèdent généralement une excellente connaissance de leur quartier et du voisinage. « Tout le monde se connaît, on ne peut pas se perdre » assure Jamileh, qui vit dans la banlieue est de Beyrouth. « Je n’ai jamais utilisé de cartes de ma vie » continue-t-elle, « je m’oriente à vue, un supermarché, à gauche, un café puis à droite ; c’est comme ça qu’on fait au Liban ». De même, aucun chauffeur de taxi n’utilise de GPS : vous pouvez toujours tenter de leur montrer le plan affiché sur votre smartphone, mais il y a de grandes chances pour que le nom de rue indiqué sur votre écran ne soit même pas entré dans l’usage courant. De toute façon, les immeubles ne sont pas numérotés et les plaques de rues rares. Votre taxi préférera ainsi toujours demander son chemin à un commerçant fumant tranquillement son narguilé devant son commerce, quitte à engendrer bouchons et klaxons intempestifs. Soyez flexibles sur les repères que vous utilisez, ils peuvent varier selon les générations : il y a peut de chances qu’un vieux chauffeur connaisse le dernier bar tendance que l’on vous a conseillé à Badaro, le nouveau quartier à la mode.

L’absence d’adresse précise et de boîtes postales ne semble pas poser de problèmes. La vie administrative s’y adapte parfaitement, et l’ordre finit par s’imposer d’une manière ou une autre. Céline, qui communique de France avec sa famille libanaise, décrit simplement : « J’indique sur l’enveloppe le nom de ma sœur, le quartier et un point de repère, j’envoie par la poste, et la lettre arrive un mois plus tard environ ». Le facteur ou le « jaabi » (celui qui apporte les factures) se doit de posséder une très bonne connaissance du quartier et de ses résidents. « La plupart travaillent dans le voisinage depuis des années », commente-t-elle. Le lien social très étroit pallie le manque d’organisation postale. Si le destinataire n’est pas là, le facteur dépose le courrier chez le voisin ou le commerçant d’en face. Même chose pour les factures d’eau et d’électricité : en cas d’absence le voisin peut avancer l’argent, ou bien donner la somme qui lui aura été confiée à l’avance.

L’ère numérique a cependant engendré de nouvelles pratiques. « Je ne me souviens plus vraiment comment je faisais avant Internet », explique Mireille, qui vit à Bikfaya, dans la montagne proche de Beyrouth. « Je ne reçois et je n’envoie jamais de courriers, ma banque s’occupe de tout : j’ai mis en place une autorisation de prélèvement mensuelle pour payer l’eau et l’électricité et je peux consulter les relevés sur internet ». Certaines factures se règlent en ligne, chacun achète son propre gaz en bombonne et les impôts sont prélevés à la base des salaires. Il est aussi possible de se rendre directement aux bureaux spécialisés pour payer ses factures. « Ça ne change pas tellement d’un autre système », conclut-elle.

Ce n’est pourtant pas l’absence de tentative de planification urbaine qui a manqué à Beyrouth : « Si on résume un siècle d’urbanisme à Beyrouth, on a d’un côté volonté forte de vouloir organiser la ville et de l’autre une incapacité des acteurs s’accorder sur le type de planification », relève l’urbaniste Bruno Dewailly, chercheur à l’IFPO Beyrouth. Cet apparent paradoxe revient sans cesse au cours l’histoire de l’urbanisme à Beyrouth, une histoire complexe et non-linéaire dont Dewailly énumère les principaux temps forts. Dès la fin du XIXème, d’importants changements urbains apparaissent à Beyrouth, lors des Tanzimat, grandes réformes administratives entreprises par l’Empire ottoman. L’inspiration est alors européenne : priorité donnée aux grands axes, ensemble aéré… Sous le mandat français (1918-1946), deux réformes capitales sont ensuite adoptées : le cadastrage et les réformes foncières, qui marque le passage de la rente agricole à la rente immobilière, du rural à l’urbain. À partir de cette époque et pendant celle de l’indépendance, une dynamique toponymique se met en place. Les rues et grands axes sont nommés : on trouve ainsi à Beyrouth une rue et un quartier Verdun, une avenue du Général de Gaulle et rue du Général Gouraud, héritage de la période mandataire. La division en secteurs et rues numérotés remonte à l’indépendance. Or, la guerre civile (1975-1992) et ses destructions considérables engendrent chaos et déstructuration urbaine. Au lendemain du conflit, l’espace urbain se retrouve encore plus fragmenté sur les plans politico-confessionnel et social. On distingue globalement aujourd’hui un quartier chrétien à l’est, sunnite et druze à l’ouest et chiite dans la banlieue sud : une division qui influence toujours dans une certaine mesure la mobilité et l’appréhension de l’espace des Beyrouthins : « Les images et représentations issues de la guerre peuvent influencer le comportement dans l’espace » précise le chercheur. La jeune génération semble toutefois aujourd’hui beaucoup plus mobile, tempère-t-il.

De nombreux plans de reconstruction ont été mis en place après la guerre. Ce qui frappe tout de suite à Beyrouth, c’est l’absence de vue d’ensemble et de cohérence, c’est la reconstruction d’un centre-ville flambant neuf, aussi clinquant que sans âme, faisant face à des immeubles aux impacts de balles encore visibles ; une beauté qui surgit du fouillis urbain. Comment expliquer le décalage frappant entre, d’un côté, une multiplication de plans urbains et de l’autre une ville qui demeure « en plans »[1. Voir le livre d’Éric Verdeil, Beyrouth et ses urbanistes : une ville en plans, Beyrouth, Presses de l’IFPO]? Les échecs sont bien sûr liés à la tristement célèbre incurie du politique libanais, illustrée par le dernier scandale des poubelles qui anime le Liban. Bruno Dewailly insiste aussi sur la corruption du gouvernement « incapable d’imposer un choix collectif, parce qu’il est en proie aux pressions des propriétaires fonciers et spéculateurs, et cela depuis le Mandat ». Mais ce désordre est loin d’être sans coûts. Ils sont naturellement économiques : la désorganisation urbaine décourage les sociétés à vocation internationale de s’installer à Beyrouth. L’entreprise LibanPost fait d’ailleurs les frais de cette désorganisation. Le coût est enfin environnemental et sanitaire : les embouteillages engendrent une pollution importante dans une ville en permanence congestionnée.

La question urbaine n’est peut-être finalement qu’un des avatars du délitement de l’État libanais (dysfonctionnement des services : l’eau, l’électricité, ramassage des ordures). Une situation que les Libanais semblent aujourd’hui ne plus supporter. La crise des ordures[2. Crise déclenchée par la fermeture de la décharge de Naamé, la plus importante du pays, et la fin du contrat de Sukleen, l’entreprise de ramassage des ordures.], qui sévit depuis mi-juillet, a été l’élément déclencheur d’une mobilisation très importante au sein de la société civile, portée, entre autres, par le mouvement de protestation non confessionnel « Tala’at Rihatkum » (vous puez !) qui dénonce la corruption la classe politique libanaise et exige la mise en place d’élections, dans un pays qui fonctionne sans président depuis mai 2014. Les rues de Beyrouth ont fini par prendre le nom de la révolte.

*Photo: Sipa. Numéro de reportage : AP21790075_000062.



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