D’après les dernières statistiques publiées par l’ONU, entre janvier et octobre 2009, 468 civils afghans ont été tués par les troupes de l’OTAN et leurs alliés gouvernementaux. Ces chiffres correspondent à peu près à ceux de 2008, et correspondront probablement à ceux de 2010, à quelques femmes, vieillards et enfants près. Le calcul est vite fait : environ dix innocents tués chaque semaine, dans un conflit où notre pays, comme la plupart des démocraties occidentales, est directement engagé. Bien entendu, ces dix morts hebdomadaires, en Occident, tout le monde s’en fout ou à peu près, tout comme l’humanité entière est restée hermétique aux carnages à répétition au Sri Lanka, en Somalie, au Cachemire, où l’unité de compte hebdo est plus souvent la centaine que la dizaine.
Vous voyez bien sûr où je veux en venir. Certains morts sont plus bankables que d’autres. D’autres qui pourtant n’avaient rien fait, rien risqué, rien demandé, bref des victimes innocentes, pures et parfaites au regard des normes médiatiques en vigueur. La compassion n’est pas une science exacte.
[access capability= »lire_inedits »]L’audace rhétorique des intégristes islamistes
Par là, je ne veux pas dire que les neuf morts du Mavi-Marmara méritaient de passer de vie à trépas. Quels que soient les agissements qu’on leur reproche, ceux-ci n’étaient pas passibles de mort. Et sans aucune ambiguïté, je voudrais qu’ils soient encore de ce monde, qu’ils brandissent leurs pancartes, leurs slogans ou leurs barres de fer voire leurs cocktails Molotov, tous exercices que j’ai moi-même abondamment pratiqués dans ma jeunesse sans éprouver, à l’heure qu’il est, plus de remords que ça − sauf peut-être pour les pancartes… Mais il y a quelques différences. Primo, je ne me serais jamais livré à ce genre de facéties dans un pays en guerre, ou alors en connaissance de cause et donc des risques encourus. Secundo, jamais je n’aurais pensé à m’affubler de l’adjectif « humanitaire ». Althusser nous avait d’ailleurs bien expliqué, dans Réponse à John Lewis, que le marxisme n’était pas un humanisme : on n’allait donc pas aller se déguiser en pétitionnaires d’Amnesty ou en bénévoles de la Croix-Rouge…
Il semblerait que les affréteurs de la flottille « pacifiste » n’aient pas les mêmes références théoriques que moi et donc pas les mêmes réticences terminologiques, ce qui n’est pas pour me surprendre ni pour me déplaire. Après tout, le transport d’armes ou de combattants dans les ambulances est une ruse de guerre comme une autre, vieille comme la Convention de Genève. Je n’en suis pas moins épaté par l’audace rhétorique des intégristes islamiques qui ont réussi, à force de persévérance, à décrocher le label « humanitaire ». La prouesse est de taille quand on sait, même vaguement, ce qu’est le Hamas, quelle est sa conception extensive des droits de l’homme… sans parler de ceux de la femme. On ne vous parlera même pas des juifs, des Palestiniens marxistes ou laïques et autres mécréants qui, n’étant pas humains, ne relèvent pas de la largesse de vue humanitaire que le Hamas dispense à Gaza depuis juin 2007. N’empêche, il faut croire que plus c’est gros, plus ça passe : à force de marteler « Je suis oiseau : voyez mes ailes ! », le Hamas relooké humanitaire avait, avant même la tragédie du flagship, gagné la bataille sémantique, donc idéologique.
Un adversaire supérieur dans la bataille des mots et des idées
Oui, c’était plié d’avance : à partir du moment où la terminologie standard utilisée par les médias du monde entier était « flottille humanitaire » (« aid flotilla » en VO), toutes les issues étaient mauvaises pour les Israéliens. Certaines l’étaient probablement plus que d’autres, et certaines pires encore : compte tenu de ce que l’on sait pour l’instant sur les circonstances de l’abordage, on imagine aisément que le bilan en termes de vies humaines aurait pu être encore plus catastrophique. Mais il aurait aussi pu être moindre, et même inexistant si l’équipe au pouvoir à Jérusalem avait tenu compte de la supériorité de l’adversaire dans la bataille des mots et des idées.
Dans cette affaire-là, où Israël savait que ses ennemis jouaient délibérément la carte de la provocation pour pouvoir ensuite dérouler la compassion, il y avait un seul objectif politico-militaire possible : le zéro mort, le zéro absolu, quel qu’en soit le prix. D’autres choix ont été faits. On voit bien qui en sont aujourd’hui les seuls bénéficiaires.[/access]
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