Certaines tortues peuvent vivre plusieurs siècles. Adwaita, une tortue géante des Seychelles, récemment décédée, était née vers 1750. Un éléphant rejoindra son cimetière vers 70 ans. La baleine bleue touchera le fond à 80. On a estimé qu’un bosquet d’épicéa découvert en Suède avait près de 8000 ans, grâce à l’analyse de son système racinaire. Un rosier régulièrement taillé atteindra souvent le quart de siècle. Et quid de l’humain ? Il est connu que Jeanne Calment (la doyenne absolue de l’humanité, décédée à l’âge de 122 ans en 1997) a – dans une même vie – rencontré Victor Hugo et Jacques Chirac. Buffon estimait qu’un organisme humain ne pouvait pas dépasser la centaine d’années. Aujourd’hui la donne a changé. Selon l’Insee, en 2050, il pourrait y avoir en France plus de 80 000 centenaires (contre 16 000 en 2005 et seulement une centaine en 1900). De la sorte, une nouvelle classe d’âge apparaît : les « super-centenaires », qui ont dépassé le cap vertigineux des 110 ans. Un âge qui s’approche de la « limite » théorique de la vie humaine, estimée pour le moment à 120 ans. Si un Français sur deux né en 2007 devrait théoriquement atteindre l’âge de 104 ans, la réalité est contrastée suivant l’origine sociale et le sexe des individus. En 2003, par exemple, un ouvrier de 35 ans pouvait espérer vivre encore 41 ans, contre 47 ans pour un cadre supérieur.[access capability= »lire_inedits »]
L’augmentation constante de la durée de la vie humaine a été l’un des arguments forts du débat sur la réforme de la retraite par répartition. Son apparence de bonne nouvelle universelle (mieux vaut une année de plus qu’une année de moins…) a suscité des conclusions discutables. Ainsi, s’il apparaît évident que cet allongement constant de la durée de la vie doit conduire à une refonte du système – qu’il faut mettre en capacité de verser des pensions à de potentiels super-centenaires – l’idée qu’un accroissement de la durée de cotisations (et donc des années de travail) sera comme « compensé » par une vie plus longue est plus difficile à entendre. Le deal paraît douteux, car il repose sur le fantasme d’un « homme sans fin ». Un homme qui – dans les bras d’une médecine toujours plus performante – atteindrait dans de bonnes conditions des âges canoniques. Un homme qui, en somme, devrait accepter de travailler jusqu’à 62, 65 ou même 70 ans, en intégrant la perspective d’une vie de retraité plus longue et plus heureuse. Un homme qui penserait naïvement qu’il pourrait profiter de sa retraite, sur des bases de confort identiques, non plus de 60 à 80 ans, mais de 70 à 90 voire 100 ans…
Regardons les choses en face, et revenons aux chiffres. L’ouvrier de 35 ans que nous avons convoqué tout à l’heure peut espérer vivre encore 41 ans, mais seulement 24 ans sans incapacité. Cette réalité qui fait que le corps s’use, vieillit inexorablement, s’affaiblit, s’autodétruit, est le vice caché de l’optimisme feint des hommes politiques défendant la réforme des retraites. Malgré toute la confiance que l’on peut accorder à la science, l’allongement de la durée de la vie signifie surtout l’accroissement de la dépendance et des maladies chroniques, le développement inexorable des cancers et des maladies neuro-dégénératives. Bref, le bon sens nous oblige à reconnaître tristement que l’étau se resserre nettement plus à 65 ou 70 ans, qu’au début de la soixantaine.
Cette réalité est masquée par la promesse scientiste d’une médecine toute-puissante, qui saurait repousser toujours davantage les limites naturelles de l’humain. Une médecine qui non seulement nous porterait progressivement vers cette limite « théorique » des 120 ans, mais saurait nous assurer un voyage agréable vers ce terminus. Le discours médiatique accompagne ce mythe de l’ « homme sans fin » : les vieillards étant devenus de braves seniors, qui ne finissent pas dans des hospices médicalisés, n’attendent pas douloureusement leur fin sous la canicule ou dans la solitude, mais des post-jeunes qui vivent heureux dans un monde optimiste où ils peuvent boire à la nouvelle fontaine de jouvence qu’est la consommation de masse. Ce mythe de l’ « homme sans fin » est avant tout une négation des réalités du corps humain. Il est certainement dans la logique du moderne de vivre dans de naïfs mythes positifs ou prométhéens, niant des réalités aussi cruellement passéistes que la maladie ou la mort. Pourtant le marketing de l’actuelle réforme ne doit pas nous faire oublier que la tendance de l’homme est de décliner. Ce qui fait tout le sens de la vie, et nous arrache à la condition absurde de Sisyphe en déambulateurs repoussant éternellement le fardeau de leur existence. [/access]
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