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L’homme est un virus pour l’homme

Le journal de Nidra Poller


L’homme est un virus pour l’homme
© ISA HARSIN/SIPA Numéro de reportage : 00951014_000005

Épisode 3: Pompéi


26 mars

Rappel

Le confinement, en ce qui me concerne, avait démarré le 9 mars. En proie au Covid-19, j’ai raté la course aux provisions, les départs en villégiature, les derniers clients des restaurants et cafés, les stores baissés. Enfin, sortie gagnante de la lutte contre la bête primordiale, je laisse passer deux ou trois jours sans fièvre avant d’oser une brève promenade, munie de l’attestation en vigueur et en prenant toutes les précautions. Je ne toucherai à rien, rentrerai nulle part, ne risquerai pas de contaminer des innocents au cas où des miettes et des poussières resteraient accrochées à ma personne.

C’était le 20 mars, je crois. 

Je découvre mon quartier. Ce qui était autrefois mon quartier. 

Pompéi

C’est Pompéi. Une Pompéi froide. Tout y est figé, recouvert d’une fine couche de coronadanger. À travers les vitrines des boutiques d’antan, on aperçoit de tristes figures attifées de la nouvelle collection mort-née, sans printemps à l’horizon, démodée avant de se présenter. C’était quand, la fashion week ? Il y a quelques semaines ? Cafés et restaurants bondés de fashionistas chinois et italiens, galeries converties en showrooms, c’était déjà, avant, pendant l’éclosion du novel-virus ? S’ils sont vraiment venus, ils sont repartis, figurants dans la première scène d’un film apocalyptique.  

Aujourd’hui mon quartier est figé dans une éternité sans cœur, sans drame, sans poète pour chanter sa gloire ancienne. Les rares passants sont de trop. Je garde la distance, je baisse les yeux pour les faire disparaître. Même s’ils ont en poche la permission de sortie, je les soupçonne d’être en infraction. Surtout les joggeurs. C’est quoi cet excès d’énergie dans une ville inerte ? Un quartier animé, c’est l’orchestration d’innombrables projets, de désirs, de destinations. Ce n’est pas ces êtres qui tournent en rond dans un simulacre de vitalité.

Comment saisir la géographie, la dimension d’une catastrophe à nulle autre pareille ? Le temps de la promenade vite achevée – hurry up please it’s time – on rentre dans l’immeuble sans croiser âme qui vive, mais l’esprit de notre gardienne admirable brille sur les poignées de porte astiquées, la cabine d’ascenseur parfumée de désinfectant, la porte du réduit à poubelles ouverte, le couvercle de la poubelle soulevé, pour limiter au strict minimum le contact potentiellement virulent.

Un film fin-du-monde

Cette Pompéi froide, c’est comme un film fin-du-monde de facture inédite. Extérieur jour/ noir & blanc  / la ville en ruines, bizarrement intacte, les yeux vides des boutiques, l’arrogance minable des tags, l’impuissance des candidats aux municipales affichés sur les panneaux d’une époque révolue. Intérieur/ nuit, jour, jour après jour/ des demeures magnifiques en technicolor, étalage d’abondance royale au sein d’un royaume qu’on maîtrise, connecté par de petits écrans au monde entier, Net, Skype, télévision, télétravail, FaceTime, Facebook, Zoom, Instagram, Slack et tout le reste. Confort, nourriture terrestre, musique, livres, cinéma, gaz à tous les étages, chaleur, lumière. Le linge est propre, la tuyauterie et les sanitaires rutilants, on mange des repas succulents en baissant le volume de la télévision le temps d’oublier, presque, les chiffres qui montent. 

Coupés d’un monde coupé de lui-même, on vit, richement confinés, comme des pharaons préservés dans l’opulence. 

Amputé d’Italie, relié à l’Afrique

Moi qui habite à contrecœur dans ces latitudes où on tire le diable de l’hiver par la queue, en languissant d’un printemps qu’on ne peut même pas accoucher aux forceps, moi qui adore le soleil qui pique, je me console chaque année au mois de mars avec des promesses du sud. J’irai chercher ma part de bonheur en Italie, en Israël, dans le Midi. 

Rien de la sorte ! La route est bloquée, il n’y a que le coronavirus qui passe en zone libre. L’Italie, c’est les cercueils, la mort est à Venise, mon Veneto, la première région frappée, hors de portée de mon cœur. Le Midi, deuxième chez moi, barré du programme. Israël, porte fermée. Je suis accablée d’une nostalgie inconsolable car ce monde qui me quitte est le monde que je quitterai, inévitablement, un jour pas trop lointain.

L’autre jour, mardi je crois, on reçoit un coup de fil de Haile. Il a le cœur brisé… pour nous. Haile, toujours présent, attentionné, jamais trop occupé ou trop célèbre pour nous tendre la main. Un attentat antisémite, des émeutes en jaune et noir et maintenant le fléau qui nous touche de plein fouet et qui arrive chez lui. Ses hôtels se videront comme le café au coin de notre rue. Les derniers, en construction, seront figés et ce n’est rien par rapport à l’immense douleur qui frappera son pays, qu’il cherchera à soulager, comme toujours, car il n’a jamais oublié ses origines dans une pauvreté élémentaire. 

Manu Dibango est mort

Puis, un Skype d’Eldoret. C. est déjà en confinement, avec sa femme kenyane et leur précieux enfant afro-italien. Tout entrainement sportif est arrêté, la domestique est rentrée dans son village, le contact avec le monde extérieur est réduit au minimum. L’autre jour ils sont allés se promener. Un jeune a hurlé sur lui, toi, le blanc, tu nous as apporté le virus. Mzungu. Le mot swahili me revient. On connaît trop bien ce danger… qui guette toujours au Kenya. C. nous donne des nouvelles de son père, tout juste remis d’une grave maladie, qui n’a pas arrêté de conduire l’ambulance. Dans son pays meurtri.

Ce soir-là, i24 news donne des nouvelles du progrès du virus en Afrique. Il fallait que cela arrive, mais c’était probablement trop énorme pour entrer dans les calculs jusque-là. Les minimiseurs voulaient faire croire que le virus allait flétrir au premier coup de chaleur. Trois mois qu’on vit avec cette méchante couronne sur la tête et il y en a qui persistent à croire que deux cas par ci et sept par là pourraient faire le total dans une lointaine contrée. Alors non, c’est archi-non et il va falloir se rendre à l’évidence, si on veut commencer tout juste à saisir la dimension de ce qui nous arrive.

Ah ! Manu Dibango est mort. Notre so smooth saxophoniste chanteur abattu par le tueur des poumons. Je cours à notre stock de CDs. Quoi ? Rien de Manu. Pas possible. C’était dans ma collection de 78 tours ? We used to hang out with Manu. C’était où exactement, c’était quand et avec qui ? Un pan de ma vie colorée afro-jazz remonte à la surface et plonge. Death has undone so many. Already.  

En Afrique du Sud des bénévoles en t-shirt jaune frappé du logo COVID-19 Prevention, viennent en aide à la population. Plus loin on est témoin du désarroi des mommas-marché bloquées à la frontière entre l’RDC et le Rwanda. Avons-nous toujours le droit de râler dans un monde partagé avec les assoiffés en temps normal, soudain happés par ce corona dans le lait de ta mère ? 

La famille démembrée

Au moins, eux, nos Africains en confinement, sont en famille nombreuse. Nous, c’est en petites unités, génération par génération, couple par couple… 

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