Épisode 2: Je trinque
21 mars
Suite de la première partie
Rappel.
Ce n’était pas un scoop, plutôt le sens du devoir qui m’avait poussée à prendre position, début mars, sur le coronavirus. Je recevais cinq fois, dix fois par jour des articles pleins de morgue, rédigés par des amis et des connaissances, surtout américains, me prévenant contre toute velléité de croyance en une soi-disant épidémie aux proportions historiques. Ça ricanait, ça se moquait des paranos hystériques et probablement de gauche, jamais à court d’informations gonflables fabriquées pour et par des médias menteurs.
Il y avait alors, si je ne me trompe pas, un seul cas en France. Un Brit ayant transité par Singapour avant de prendre des vacances en famille en Savoie. Je tenais à boucler mon papier avant. Avant de savoir si la réalité me donnerait raison contre les fiers sceptiques.
La toux
Mais la toux est venue de but en blanc, dimanche le 8 mars. Et c’était moi la sceptique. Ne me dis pas que tu écris un papier sur le coronavirus et tu es contaminée aussitôt par voie d’ordinateur ! Tu t’épuises en débats futiles avec des relations 200% Trump et, pour prouver le bien fondé de tes arguments, tu deviens malade imaginaire ? Tout le monde parle du virus et c’est toi qui l’attrapes ? Comme l’anneau du manège ?
Une toux sèche comme une obsession, qui tord les muscles de la poitrine. Les muscles, je me dis, pas les poumons. Cette douleur est musculaire. J’assume, j’assure. Je dîne comme si de rien n’était. Du saumon cru sur un lit de riz et de l’igname râpé, tout, sauf le poisson, d’importation directe du Japon. Mais ça n’a pas de goût, pas d’intérêt pour mon corps, qui se plie en crampes et tout doucement m’en débarrasse. Je finis la soirée en faisant des rots comme un clown de vulgarité. Douée d’une volonté d’acier trempé je décide d’encaisser la toux sans jamais en perdre la maîtrise. Pas de quintes. Pas de détresse respiratoire.
Je me fais porter pâle
Lundi, le 9, je renonce à assister à la présentation de notre livre collectif, #JeSuisMila #JeSuisCharlie #NousSommesLaRépublique. Bien entendu, je n’ai pas le virus, mais ce n’est pas le moment de tousser en public. J’exagère ? Je me prive bêtement d’un petit plaisir en société, moi qui travaille seule, me défends seule… J’aurais bien voulu rencontrer des complices. Est-ce que j’ai peur de prendre le bus ?
La toux, oui. Pas de frissons, pas de maux de tête, pas de courbatures. Le thermomètre électronique resté inerte depuis l’an dernier est mort pour rien. Pas de mini-pile au Monoprix. On achète un nouveau thermomètre, c’est lundi je pense. 37,9°. Je demande à Google qui me dit que la fièvre démarre à 38°. Ouf !
Je ne veux pas manger, rien n’a de goût, un petit bout de pain c’est déjà trop, je peux à peine avaler mon café, adoré en temps normal. Je traine, je dors, je regarde la télévision, je tousse. Un soir j’éternue, comme si j’avais un rhume. Ça dure une demi-heure. Et s’arrête net. Symptômes bizarres, sensation de non-être. J’ouvre le mail et le referme. Rien ne m’intéresse. Mais je vois que les pas-moi-parano ne se découragent pas.
Tout est annulé, je ne rate rien… sauf le gala de l’OJE. Un délice. Hors de question de rester debout dans la petite foule sympathique pendant le cocktail, à forcer la voix, à tousser et encore à tousser pendant le dîner que je n’arriverai pas à manger. Je transmets mes regrets et me couche.
Amis, famille et amour me surveillent. Mon souci principal est de ne pas devenir diffuseur de fake news. Je balbutie des explications aux amis qui ne connaissent pas forcément mon dossier médical. Jamais malade, c’est pas la grippe, bizarre, pas vraiment fiévreuse, si ce n’est pas le virus, c’est quoi diable ? Jamais malade. Côté famille on finit par me faire comprendre que 37,7° même 37,5° c’est de la fièvre (on verra pourquoi plus loin). Je transmets des updates deux ou trois fois par jour.
Mais il faut finir par savoir, oui ou non. Demain je passerai le coup de fil qui s’impose. Grosse fatigue. Je dors pendant deux jours et deux nuits. Je parle enfin à mon médecin dévoué et fiable. J’ai honte de le déranger pour si peu. En effet, il me dit, « Si je demande le test pour toi, on me rira au nez ». Tant mieux, mais comment me situer dans le réel ? Me réclamer indûment du coronavirus serait nuire gravement à ma réputation de témoin fiable de l’aube obscure du 21e siècle. Travestir cette expérience unique en « grippette » pour garder un semblant de réalisme serait lâche.
Je décide de protéger à tout prix les poumons. Une nuit, avant de m’endormir, je respire lentement, calmement, profondément, longuement, en faisant attention de ne pas diriger un seul coronavirus vers ces précieux organes gonflables. Le lendemain matin, la toux est nichée juste derrière la voix. Je parle à peine, elle se tait, je force la voix, elle avance. La température baisse un peu, 37,5°. Pas de quintes de toux. Je le sais, si je me laisse aller, je m’étoufferai. C’est quoi l’équivalent, au niveau respiratoire, de marcher sur des œufs ?
Pendant ce temps, je ne peux pas écrire, à peine réfléchir. Je suis plus ou moins debout, jamais éveillée. Je flotte dans une réalité qui refuse de se préciser. Il aurait fallu mieux me protéger ? Fin février, début mars, le volet français de l’épidémie était encore virtuel. Je me suis lavé les mains comme il faut, je ne suis allée que deux fois au restaurant, j’ai pris le bus deux fois aller-retour… Et maintenant s’il s’avère que, contre toute logique, moi je tombe dans le décompte du jour, que dire à ceux que j’ai côtoyés et depuis quand ? Des vendeurs, des caissiers, le pharmacien, la gardienne, … c’est la honte ! Je préfère disparaître sans laisser de traces que de leur dire « c’est moi qui vous avais apporté le virus. »
Les retrouvailles
Que dire de celui qui vit à mes côtés ? Revenu du Japon. Indemne. On désinfectait la maison, les vêtements, les chaussures. Nous, on sait faire. Pas comme les Chinois ! Il ne veut rien avouer pour le Diamond Princess. Ce n’est pas le moment d’insister. Il fait les courses, on partage l’espace, je ne transmets rien ? Encore un trou dans mon histoire. Sauf si…
Le retour du voyage annuel au Japon est toujours riche en délices. Cette fois-ci, c’est restreint. Tout de même, j’ai mangé, par politesse, le plat de tempura soigneusement emporté. On a jeté tous les sacs en plastique comme si le virus avait pu survivre au voyage. Cette année, exceptionnellement, il est resté sept semaines au lieu de trois, pour des raisons d’ordre administratif concernant la France. J’avais peur qu’il soit rattrapé par l’épidémie avant de pouvoir rentrer, mais c’est le coronavirus qui est arrivé en France avant lui.
La vie, la survie, la conquète, la recherche littéraire
Un jour, je me lève et j’ai faim. Tout cela est dérisoire par rapport à ce qui nous arrive, collectivement, aujourd’hui, mais ce jour-là, pour la première fois depuis le 8 mars, j’ai faim, je veux manger précisément un œuf sur le plat. Le jaune d’œuf se présente à mon esprit, savoureux, séduisant. La promesse est tenue. À midi, c’est pasta à la sauce tomate, des tomates fraîches de première qualité. L’appétit est revenu en même temps que la baisse de température. 36,8°. Je n’ai pas tout imaginé ! Je l’ai eu, je l’ai vaincu, je reprends des forces, ça remonte à 37,2° et baisse de nouveau, pour s’établir enfin à 36,3°, la normale pour moi. Soudain, je me reconnais. Dans mon for intérieur et dans le miroir.
Nous sommes depuis quelques jours, tous, en confinement. Il faut télécharger et remplir l’attestation avant de sortir. Brièvement. Dans un monde qui a perdu sa vitalité. Dans notre ville qui ne ressemble à rien. Ma petite histoire, trop simple pour mériter le détour, prend place dans l’irréalité qu’on partage pandémiquement aujourd’hui. Où sommes-nous, qu’est-ce qui nous arrive, dans quel registre peut-on assimiler cette histoire, la relier à notre avant et après ? C’est ce que je cherche. Le langage. Les images.
Pompéi. Je l’ai. C’est Pompéi. Nous sommes figés dans un Pompéi… froid.
A suivre…
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