Parmi quelque 23 000 journées de présence en ce bas monde, j’en ai consacré trois à un voyage d’étude au Pakistan, à la fin des années 1980. Le temps passé à Islamabad et Lahore suffit à me persuader que, sauf ordre écrit, je ne remettrai plus jamais les pieds dans ce pays de dingues. J’estimais néanmoins ce temps bien trop bref, étant dépourvu de la fulgurance observatrice et analytique d’un BHL, pour brosser de ce pays une fresque grandiose ou ratiociner sur la menace apocalyptique que cette nation fait peser sur les gens polis et bien élevés que nous sommes.
Cette escapade ne fut pourtant pas totalement inutile, car elle me permit d’être informé par des diplomates expérimentés et des universitaires plus oxfordiens que nature, en dépit de leur teint cuivré, sur une spécialité administrative locale : la « zone tribale » frontalière. Avaient été décrétées « zones tribales » par l’ancien colonisateur britannique quelques vallées, plateaux et sommets situés à la frontière nord-ouest de l’empire des Indes, limitrophes d’un Afghanistan impossible à soumettre. Cela signifiait, grosso modo, que les soldats de sa gracieuse Majesté ne se risquaient dans le secteur qu’en cas d’absolue nécessité, pour autant que les habitants des lieux ne venaient pas leur chatouiller les moustaches, se contentaient de vivre de la contrebande et de faire fonctionner comme ils l’entendaient leur société islamique radicale.
Quelques événements récents survenus dans la région où je réside, qui présente à peu près les mêmes caractéristiques géomorphologiques que les zones tribales susmentionnées, m’incitent à penser qu’un peu de sagesse victorienne serait bienvenue pour éviter de braquer inutilement une population aussi industrieuse que loyale envers les institutions républicaines.
Depuis quelques mois, en Haute-Savoie, dans le massif des Bornes (qui englobe le plateau des Glières de glorieuse mémoire), on assiste à des incursions de plus en plus fréquentes de loups. Ces prédateurs avaient été éradiqués de notre pays au début du siècle dernier, à la plus grande satisfaction des éleveurs qui pouvaient alors laisser moutons et jeunes bovins folâtrer gaiement dans les alpages sans craindre de les voir égorger par ces féroces carnassiers. Du loup, ne restaient plus que des noms de lieux, des légendes et des sous-entendus salaces concernant les jeunes filles qui s’étaient quelque peu égarées dans la forêt pour, disait-on avec un clin d’œil appuyé, « aller voir le loup »…
L’animal n’avait pourtant pas totalement disparu de nos parages : il avait seulement effectué une retraite stratégique sur des positions préparées à l’avance, en l’occurrence dans le massif aussi sauvage qu’italien des Abruzzes. Il s’y retrancha jusqu’à la fin du siècle dernier, quand lui parvint la nouvelle qu’une convention signée à Berne sous l’égide de l’ONU en 1994 faisait de lui et de ses semblables une espèce strictement protégée en Europe. Ce fut le début d’une migration lente, mais régulière de l’espèce vers des territoires dont elle avait jadis été éliminée. Signalés tout d’abord dans le Mercantour, les loups, croquant une brebis par-ci, un chevreuil par-là, montent vers la Vanoise, les Bauges et sont maintenant aux portes de Megève. A ce rythme, si rien n’est fait, ils devraient finir par entrer dans Paris, soit par Ivry (loup de gauche), soit par Issy (loup de droite).
L’hiver 2008-2009 ayant été particulièrement rigoureux et enneigé, les occupants habituels des cimes, chamois, bouquetins et chevreuils étaient descendus dans la vallée, non loin des habitations permanentes, en quête de nourriture. La prédateur suivant ses proies potentielles, on retrouva dans la commune de Petit-Bornand-Les-Glières, à moins de cent mètres d’un hameau, la dépouille d’une biche incontestablement victime d’une attaque de loup. Le quotidien local fait état de cette biche « gisant sur la neige rougie de son sang, le ventre ouvert, dont le fauve avait sorti les entrailles et le foetus qu’elle portait en elle ».
Devant ce spectacle, Franck Michel, chasseur expérimenté, est pris d’une rage froide. Il suit les traces du loup très apparentes sur la neige, le retrouve et l’abat sans la moindre hésitation. Franck Michel, qui connait bien la législation en vigueur, ne cherche pas à dissimuler son exploit, dont toute la vallée sera bientôt informée. Cela lui vaut une mise en examen immédiate pour destruction volontaire d’espèce protégée, et la mobilisation immédiate d’un comité de soutien comportant à peu près autant de membres que d’habitants du Petit-Bornand et des villages alentours. En moins d’une semaine, cette paisible et accueillante vallée a retrouvé ses réflexes de zone tribale datant de l’époque où les lieux étaient occupés par le fier et vaillant peuple celte des Allobroges.
Je déconseille à l’excellent Dany Cohn-Bendit de venir faire campagne dans le secteur pour défendre la réglementation européenne de la protection du loup initiée par ses amis écolos. En effet, ces gens d’ordinaire paisibles, quand on ne vient pas les chercher, peuvent se révéler assez durs dans la défense de leur bon droit, celui de la jurisprudence populaire alpine prenant, à leurs yeux, le pas sur les directives édictées à Bruxelles. Le puissant lobby du loup, qui s’exprime dans nos contrées par le canal de l’association Ferus, a réussi à persuader bureaucrates et politiciens de l’intérêt vital pour l’Europe occidentale de voir revenir les loups dans nos campagnes au nom de la nécessaire biodiversité. A l’échelle planétaire, le loup, hormis quelques sous-espèces exotiques, est loin d’être menacé : la Sibérie, le Canada, l’Alaska en comptent des meutes innombrables qui mènent sans entraves leur vie de loup dans ces espaces où l’homme est rare. Mais nos lobbyistes lupins se veulent également des moralisateurs de notre comportement collectif : nous, hommes blancs occidentaux, aurions désappris à partager notre espace avec des prédateurs animaux, et nous avons, en éradiquant le loup, commis un vilain massacre, et, au sens propre, un génocide. On est au bord de l’appel à la repentance, et du vote d’une loi mémorielle au Parlement. Sollicitée par des députés, de la majorité comme de l’opposition, pour légaliser la régulation de la population des loups à un niveau acceptable, Nathalie Kosciusko-Morizet, alors secrétaire d’Etat à l’écologie, a opposé un refus catégorique, par crainte, sans doute, que José Bové ne lui fasse plus la bise lors de leur prochaine rencontre. Franck Michel, vas-y, c’est tout bon ! T’es notre Elie Domota à nous !
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