L’homme de l’année


Jadis, tous les hommes ressemblaient à Robert Mitchum. Avec une fière assurance, qui fleure bon les grands espaces et le plein emploi, il dominait l’époque de sa tranquille virilité. Sa vie consistait essentiellement à fumer des tabacs forts, à lire le journal à tête reposée tandis que la maîtresse de maison préparait la tête de veau sauce gribiche ; il trompait évidemment sa femme avec sa sténodactylo (qu’il avait tendance à appeler « Mon petit« , surtout en public). Rasé de frais, avantageusement complété par un couvre-chef (un Stetson, un béret ou un chapeau-mou), l’homme de jadis ressemblait à un garçon vacher ou au Commissaire Maigret. Rien ne semblait pouvoir l’ébranler, il était aussi granitique que l’époque.

Puis Robert Mitchum est mort, et s’est alors imposé au tournant des années 90 et des années 2000 le « métrosexuel » de sinistre mémoire… Mais si, souvenez-vous… ses écharpes en soie, sa manucure, sa psychanalyse… L’AFP nous apprend ces derniers jours que tout ceci est derrière nous car  « le ‘lumbersexuel’ sort du bois« . Attentive à l’histoire du jour, et aux tendances de fonds, l’agence précise : « Il travaille dans les nouvelles technologies mais a l’air tout droit sorti des bois : il a la barbe fournie, des boots et une chemise de bûcheron. Le ‘lumbersexuel’, armé de son style sauvage, a remplacé le délicat métrosexuel dans le paysage urbain. » C’est un blogueur nommé Tom Puzak qui a eu cette révélation : l’homme de l’année serait donc un geek ressemblant à un homme des bois. « Le métrosexuel est désormais une espèce en voie de disparition, remplacée par des hommes plus intéressés par la vie en plein air que par les soins de beauté raffinés » explique à l’AFP l’expert en tendances lourdes. Génétiquement assez proche de l’homme, du chimpanzé et du hipster (cette maladie chronique de l’époque), le lumbersexuel est, pour résumer « Un urbain qui travaille dans la hi tech pour un salaire confortable« . Outre le fait que cet homme de l’année, âpre et viril, est un bûcheron sans hache (mais avec un MacBookAir) c’est aussi un « hétéro qui s’est réapproprié les codes gays« … Oui, tout cela nous fait toucher le fond, oui tout cela est d’une abyssale insignifiance… oui, le « lumbersexuel » n’est certainement pas le héros de 2014… Alors, qui est l’homme de l’année ?

Il s’appelle Jean-Paul, il a 47 ans, il habite avec sa femme un pavillon modeste situé dans un lotissement en périphérie d’une grande capitale régionale. Il n’a pas encore fini de régler les traites de ce pavillon. Il n’appartient à aucune minorité visible ou invisible. Ce n’est pas un militant. Il ne bénéficie d’aucune aide de la collectivité. Il se dit qu’il appartient à la « classe moyenne ». Avec sa femme il a fabriqué 1,99 enfants. Son épouse, après son deuxième congé maternité, n’a pas retrouvé son poste. Jean-Paul, lui, ne porte que rarement des chemises de bucherons, et ne travaille pas dans les nouvelles technologies. Il n’a rien d’un « lumbersexuel« , surtout depuis que son entreprise est en situation de faillite – comme 63 400 autres en France cette année (étude Euler Hermès citée par Le Figaro). L’avenir est incertain. Le taux de chômage en métropole – rétif à toute inversion, retournement, incantation – atteint 9,9% au troisième trimestre de cette année. Jean-Paul, ainsi que sa femme et ses 1,99 enfants, pourraient bien vivre une année 2015 un peu difficile. Elle fleure bon le déclassement.

L’homme de l’année, c’est lui. Dans son malheur, il a de l’avenir…



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Il est l’auteur de L’eugénisme de Platon (L’Harmattan, 2002) et a participé à l’écriture du "Dictionnaire Molière" (à paraître - collection Bouquin) ainsi qu’à un ouvrage collectif consacré à Philippe Muray.

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