La corporation des historiens est singulière : régulièrement, certains de ses membres proclament qu’eux seuls sont habilités à déterminer la manière dont doit être transmise aux générations présentes et futures l’histoire de notre pays. Un peu comme si les bouchers se mettaient en tête de décider de la manière de cuisiner le morceau qu’ils nous ont vendu. Comme le rappelle opportunément Jean-Pierre Rioux, un bon faiseur d’histoire (au singulier !), cette histoire de France « n’est pas la propriété exclusive des historiens de métier, seulement leur champ opératoire ».
Qu’il soit nécessaire de rappeler cette évidence montre à quel point est nuisible le parti-pris idéologique de quelques historiens médiatisés s’opposant au projet de création d’une « Maison de l’Histoire de France » dans un Hôtel de Soubise libéré par le transfert vers d’autres lieux des Archives nationales. Le péché originel de ce projet, selon les signataires d’une tribune publiée par Libération est d’avoir comme promoteur le président de la République. Comme Nicolas Sarkozy est supposé, dans l’esprit de ces faiseurs d’histoires (au pluriel !) contaminer de son fluide malfaisant tout ce qu’il touche, ce projet, comme Carthage, doit être détruit : « La seule justification à limiter une « maison de l’histoire » à la France tient dans la continuité du discours néonational du pouvoir : une telle maison serait en quelque sorte la vitrine historique de la supposée « identité nationale » dont l’incantation ne cesse de mobiliser les esprits depuis 2007 avec des implications terribles pour les plus vulnérables et déshonorantes pour ceux qui leur donnent réalité », tranchent-ils du haut de leurs chaires prestigieuses.
Une vision forcément étriquée du passé : procès d’intention !
Hic jacet lepus ! S’ils ne veulent pas de cette « maison de l’Histoire de France », c’est parce que celle-ci serait supposée donner de notre pays une vision étriquée, rabougrie et quasiment lepéniste du passé de notre nation. Sauf que Nicolas Sarkozy, dans aucun des discours qu’il a prononcés sur ce projet, n’a émis la moindre directive sur le contenu et l’organisation de cette maison dont il a confié la mise en œuvre au ministre de la Culture Frédéric Mitterrand. Nous sommes donc là dans le pur procès d’intention, et il suffit de lire les rapports des personnalités (Jean-François Hébert, Hervé Lemoine, Jean-Pierre Rioux) chargées d’étudier la faisabilité et l’opportunité de cet établissement public pour constater que rien ne permet, en l’état actuel des choses, de sonner le tocsin.
Elie Barnavi, actuellement conseiller scientifique du projet de musée de l’histoire de l’Europe à Bruxelles, dont le sarkozysme militant n’est pas avéré, et dont la foi européiste n’est un mystère pour personne, ne s’offusque pas qu’une vieille nation comme la France se propose de faire un musée consacré à son passé : « Après tout, que le président de la République souhaite un tel musée ne signifie pas qu’il en dicterait le contenu. Ce serait plutôt, me semble-t-il, l’affaire des historiens et des muséographes à qui il appartiendrait de veiller au grain. Et quelle singulière inconsistance que de se plaindre de la communautarisation de la société française, tout en refusant de la dépasser par la création d’un lieu de mémoire collectif », écrit-il dans une de ses récentes chroniques dans Marianne.
S’ils avaient un peu de mémoire, ou de curiosité extra-hexagonale, nos pétitionnaires offusqués auraient pu constater que chez nos plus proches voisins, on ne s’embarrasse pas de tels scrupules pour donner à l’histoire nationale un lieu susceptible de la rendre visible et compréhensible à leurs citoyens et aux visiteurs étrangers.
Ainsi, en 1987, le chancelier Helmut Kohl, lui-même historien de formation, s’était ému de la faiblesse de la culture historique des nouvelles générations allemandes. Les réformes post-soixante-huitardes des programmes avaient, dans certains Länder[1. En Allemagne ce sont les régions (Länder) qui sont en charge de l’établissement des programmes scolaires.] supprimé toute approche chronologique dans cette discipline au profit d’une pédagogie dite thématique.
C’était deux ans avant la chute du mur de Berlin, alors que dans l’autre Allemagne, la RDA, on inculquait aux écoliers, lycéens et étudiants la bonne vieille histoire de la nation relue avec les lunettes rouges du marxisme-léninisme. C’était évidemment regrettable, mais au moins les petits Prussiens et Saxons étaient-ils capables de placer Charlemagne, Frédéric II ou Otto von Bismarck dans leurs siècles respectifs.
L’Allemagne est un pays où l’histoire récente est douloureuse, où les mémoires sont à vif. La fameuse « querelle des historiens » des années 1980, sur la nature de l’entreprise nazie, qui mit aux prises les « conservateurs » et les « progressistes », montre que les controverses sur le passé récent ne sont pas, là-bas, moins vives que de ce côté-ci du Rhin. Et pourtant personne, à l’exception de l’ultra-gauche de Hans-Christian Ströbele, ancien avocat de la Fraction armée rouge, n’a battu tambour pour appeler le peuple à se lever contre ce projet de musée.
Les choses se sont passées à l’allemande, c’est-à-dire avec une sage lenteur, en mettant toute les parties concernées autour d’une table, pour qu’elles établissent un consensus sur le contenu et la forme de cette « Maison de l’histoire de l’Allemagne » souhaitée par le chancelier. Les historiens étaient là, bien sûr, dans leur diversité incarnée par la présence du « conservateur » Michael Stürmer à côté du « progressiste » Eberhard Jäckel, mais il y avait aussi des représentants de la société civile (partis politiques, syndicats de salariés et d’employeurs, églises) dont les préoccupations ont été prises en compte dans la construction du récit muséographique.
L’Histoire s’est invitée à cette table, car la réunification du pays est intervenue sans prévenir en plein milieu des palabres sur le contenu et la localisation de ce musée. Au bout du compte, on se mit d’accord pour installer un Museum der deutschen Geschichte à Berlin, dans les locaux de l’Arsenal qui abritaient, avant 1989, la version communiste du récit national, et une Maison de l’Histoire de la République fédérale à Bonn, qui en fut pendant quatre décennies la capitale. Le premier couvre la période de la préhistoire à 1945, la seconde celle de la fin de la seconde guerre mondiale à nos jours. Et tout le monde est content. Les visiteurs des expositions permanentes et temporaires sont très nombreux, et cette mise en majesté de l’histoire d’un grand pays européen n’a pas provoqué de prurit nationaliste notable dans la population. Je prie donc instamment Mmes et MM. les historiens patentés de notre beau pays de France de me permettre d’emmener mes petits-enfants dans un lieu où il pourront, à l’instar de leurs petits camarades d’outre-Rhin, savoir d’où ils viennent et peut-être avoir quelques idées sur l’avenir du pays qu’ils ont reçu en héritage.
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