Si la guerre en Ukraine est la première étape de la reconstruction du glacis soviétique voulue par Vladimir Poutine, les pays baltes, la Pologne, la Moldavie, la Roumanie et d’autres encore seront tôt ou tard menacés. Il faut soutenir l’Ukraine aujourd’hui, pour ne pas mourir pour elle demain.
« Si la Russie gagnait cette guerre, la crédibilité de l’Europe serait réduite à zéro[…], la vie des Français changerait. » Cette déclaration Emmanuel Macron sur France 2 le 14 mars, a suscité – à juste titre – autant d’inquiétudes que de commentaires. Et comme souvent, la polémique s’enflamme sans que les termes du débat soient définis. Le domaine du flou concerne ici les deux parties de la déclaration présidentielle : la victoire (russe) et le changement (pour les Français). Il faut donc répondre à deux questions : Que serait une « victoire russe » ? En quoi serait-elle grave pour la France ?
Poutine veut faire de l’Ukraine une Biélorussie bis
Que serait une victoire du point de vue russe ? La réponse dépend évidemment des éléments qu’on choisit de prendre en compte. La thèse qu’on défendra ici est donc contestée par des analystes parfaitement respectables. Elle consiste à rappeler que Poutine a été clair sur ses objectifs. Dans un article publié en ligne le 12 juillet 2021 (« De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens »), il remet en question l’existence même de l’Ukraine en tant que nation distincte. Il ne se focalise ni sur la question des alliances, ni sur les droits des russophones. Le plan de guerre, exécuté le 24 février 2022,visait bien à atteindre cet objectif : prendre le contrôle du centre politique et symbolique de Kiev pour changer le régime. Les demandes de « dénazification » et de « démilitarisation »confirment que l’objectif russe est la transformation de l’Ukraine en république soviétique du xxie siècle.
Le Kremlin ayant admis officieusement l’échec de la première phase de l’opération spéciale quand il a redéployé ses armées fin mars 2022, ses buts de guerre auraient pu évoluer. Ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, alors que la Crimée et le Donbass sont occupés par la Russie, l’une à 100 %, l’autre à 95 %, l’Ukraine n’a plus les moyens de reprendre ces territoires, ni d’en contester le contrôle à la Russie. Pourtant, Poutine refuse de négocier. En déclarant : « J’ai obtenu ce que je voulais, négocions ! », il aurait pu asséner un coup diplomatique dévastateur à l’Occident. Européens et Américains poussant un énorme soupir de soulagement seraient tombés sur Zelenski pour le forcer à négocier…
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On peut donc penser que Poutine veut faire de l’Ukraine une Biélorussie bis et qu’Emmanuel Macron veut l’en empêcher. Cela ne signifie pas que le président français veuille à tout prix restaurer l’Ukraine dans ses frontières de 1991. Macron n’a pas dit qu’il fallait que l’Ukraine gagne, mais que la Russie ne devait pas gagner, établissant une distinction entre les intérêts de l’Ukraine et ceux de la France. En revanche, à Kiev – mais aussi à Varsovie, Vilnius, Riga et Tallin – la formule est différente : défaite russe = victoire ukrainienne = frontières de 1991. La France n’est pas sur cette ligne, les États-Unis et l’Allemagne non plus.
Il faut ensuite comprendre pourquoi Emmanuel Macron affirme que, si la Russie gagne, « la crédibilité de l’Europe sera anéantie et la vie des Français changera ». Rappelons d’abord que notre défense nationale est fondée sur deux piliers : nos armées et notre dissuasion nucléaire d’une part, nos alliances, principalement l’OTAN, d’autre part. Nous avons choisi de lier notre destin à celui de la Lituanie, de la Bulgarie, du Canada et des États-Unis (entre autres) pour ne plus jamais vivre 1870, 1914 et 1940. C’est une police d’assurance-vie ultime de même niveau que la dissuasion. Et ça coûte : on ne peut pas ignorer les intérêts des Polonais, des Américains, des Roumains et des Grecs tout en comptant sur leur solidarité quand, une fois par siècle, nous nous battons pour notre survie. Après la chute de l’URSS, en l’absence d’ennemi à l’horizon, nous n’avons pas démantelé notre armement nucléaire ni quitté l’OTAN. Sans doute parce que dans la vie d’une nation, juin 1940 c’était hier. En tant que membre de l’OTAN et de l’UE, la France doit empêcher une victoire russe, sous peine de perdre collectivement en crédibilité, donc en capacité de dissuasion, vis-à-vis de la Russie.
Il en coutera plus aux Français si l’Ukraine tombe
Tout porte donc à croire que Poutine ment quand il réclame seulement la Crimée et le Donbass, et qu’il cherche en réalité à reconstruire le glacis mis en place par Staline (réhabilité par Poutine) et perdu par Gorbatchev (responsable selon le même de la plus grande tragédie du xxe siècle). Reconstituer le glacis,cela consiste à récupérer d’une manière ou d’une autre, tôt ou tard, les pays baltes, la Pologne, la Moldavie, la Roumanie, voire plus. Certes, l’armée russe n’est pas en état, aujourd’hui, d’affronter l’OTAN. Toutefois, les forces ukrainiennes sont en ce moment dans une situation critique, ce qui explique sans doute que Macron ait choisi de monter au créneau. Cela dit, personne ne pense que des chars russes essaieront de faire régner l’ordre à Varsovie et ailleurs, provoquant une riposte de l’OTAN. On peut plutôt s’attendre à des actions infra-conventionnelles comme des cyberattaques et l’agitation des minorités russophones. Reste que Macron a raison : si l’Ukraine est soumise, son cas fera école.
La France a déjà intégré le nouvel état de la menace russe : si l’enveloppe budgétaire globale de la défense pour 2014-2019 s’est élevée à près de 200 milliards d’euros, celle de 2024-2030 est fixée à 413 milliards. Nous payons déjà plus à cause des Russes, et nous payerons encore plus si l’Ukraine tombe.
Bien entendu, comme un évier bouché la veille de Noël, cette menace se précise au moment où les États-Unis dessinent un mouvement de repli. Depuis 1958, presque tous les présidents français ont affirmé qu’il ne fallait pas avoir une confiance aveugle dans l’allié américain, car un jour, il ne voudrait ou ne pourrait plus nous aider (on appelle ça l’Europe de la défense ou l’OTAN reformée). Et même si Donald Trump affirme que ses menaces ne visent qu’à réveiller les Européens pour qu’ils prennent leur part du fardeau, ce jour finira par arriver.
En 1980, face à l’URSS, 350 000 soldats américains étaient déployés en Europe. Si la France et l’Europe doivent un jour se passer du parapluie américain, ou plutôt quand elles le devront, il faudra non seulement remplacer ces soldats, mais aussi investir des centaines de milliards en équipement, autrement dit passer en économie de guerre. Ce qui changerait assurément la vie de Français nostalgiques du quoi qu’il en coûte.