« Un dossier sur l’islam ? Mais c’est une obsession ! » La discussion enflammée qu’a suscitée, dans la rédaction, l’idée de consacrer la « une » de Causeur à l’épineuse question de l’islam et de sa place dans nos sociétés m’a convaincue qu’il était temps de tirer au clair nos idées sur un sujet qui, sous diverses formes, ne cesse de nous solliciter et de nous interroger. Si nous n’avons pas de réponse, et surtout pas de réponse simple, il y a une question. Et on n’y verra pas plus clair en rejetant ceux qu’elle angoisse dans l’enfer du racisme ou en renvoyant ceux qu’elle agace dans les cordes de l’angélisme.
L’islam, une obsession européenne ?
Sommes-nous « obsédés » ? Jean-François Baum, qui a tiré le premier avec l’apostrophe suscitée, a mis dans le mille. Si nous sommes honnêtes − et nous le sommes −, n’évacuons pas cette interrogation d’un trait de plume ou d’un effet de manche. Il m’arrive de penser que cette affaire est en train de nous rendre dingues ou, au moins, de perturber notre jugement. À trop en parler, contribuons-nous à créer ou, au minimum, à surestimer un problème qui n’existe pas, comme le pense Jérôme Leroy ? Sommes-nous en train d’inventer le « djihad laïque », comme le craint Malakine ? À nous focaliser sur « l’islam des cités »[1. Bien entendu, il ne concerne pas tous les habitants des cités. Je parle ici d’une norme sociale diffuse qui devient dominante sur certains territoires.], oublions-nous l’islam de Papa, celui des milliers de musulmans qui sont, conformément au voeu d’Éric Besson, de bons petits Français ? Est-il intellectuellement légitime et politiquement opportun de poser une question générale à partir d’incidents nombreux mais isolés, de revendications agressives mais minoritaires, de comportements répandus mais individuels ?[access capability= »lire_inedits »]
Les peuples ont répondu pour nous. Les peuples ont la trouille. Qu’ils aient raison ou tort n’y change rien : cela signifie qu’il faut en parler. Et qu’on ne me chante pas l’air de la manipulation des bas instincts par de méchants politiciens. Les sentiments populaires ne sont pas toujours distingués, mais il leur arrive assez fréquemment d’avoir partie liée avec le réel.
De fait, de Rome à La Haye, de Bruxelles à Berlin, un spectre hante l’Europe : celui de l’islamisation. Qu’on ne se méprenne pas : la présence, dans nos pays, de fortes « communautés » musulmanes est un fait ancien et irréversible. Dans quelques décennies, les musulmans seront majoritaires dans nombre de grandes villes : ce n’est pas un fantasme lepéniste mais un constat démographique. Cyril Bennasar, seul d’entre nous à se déclarer « islamophobe », précise, et à raison, que ce n’est pas la présence des individus qui est en cause mais la diffusion des idées et des pratiques qui vont avec.
Choc des civilisations ?
Le Français moyen n’est pas plus un « beauf » raciste que le Hollandais moyen ou l’Italien moyen. Il se fiche de l’origine et de la couleur de peau de son voisin, autant que de ses croyances. Ça lui est égal que son médecin soit arabe et la prof de sa fille africaine. Il veut préserver ce quelque chose d’indéfinissable qui ne se trouve pas dans les lois mais dans les moeurs et qui, par conséquent, s’ancre nécessairement dans des traditions locales. Une façon de s’adresser aux autres, d’habiter un monde commun. Cet attachement dont il est si difficile de nommer l’objet n’est pas une petite affaire, puisque de lui dépend notre façon de « faire peuple ». Or, on dirait que ce monde commun tissé de vie concrète et de croyances partagées, de références reçues au berceau, à l’Ecole de la République, à l’usine ou au bureau, devient étranger à une partie de nos concitoyens et que, de surcroît, ils en ont un autre à proposer. Cette appartenance de substitution n’a peut-être rien à voir avec la religion elle-même, mais elle s’en réclame avec insistance. C’est la confrontation entre deux univers symboliques qui donne le sentiment que le « choc des civilisations » s’est invité dans nos banlieues et dans nos représentations.
La vérité des collectivités humaines
On me dira que nous ne sommes guère avancés. Comment apprécier l’importance réelle de phénomènes aussi évanescents et polysémiques – et donc, la réalité du problème ? Aucune statistique, aucune analyse sociologique, aucune expertise ne nous dira la vérité des collectivités humaines. Nous ne pouvons que tenter de voir ce qui se passe et de déchiffrer ce que nous voyons à l’aide de ce que nous savons.
À ce stade, je ne saurais livrer que mes propres observations, nécessairement impressionnistes et qui n’engagent que moi. On le verra, chacun, sur ces sujets, doit pouvoir utiliser ses propres mots. Je crois, pour ma part, que la progression d’un islam identitaire plus que religieux n’est pas une bonne nouvelle, non seulement parce qu’il va souvent de pair avec une hostilité affichée à la culture et au mode de vie dominants, mais aussi parce qu’il accroît le contrôle du groupe sur les hommes – et plus encore sur les femmes – qui le composent. Or, l’histoire de l’Occident, c’est celle de l’émancipation des individus par rapport à leur groupe social, religieux, ethnique. Aziz Bentaj raconte comment l’Université française lui a appris la pensée critique. Quand la norme sociale ne peut être discutée, que les comportements déviants – manger pendant le ramadan ou porter une mini-jupe – sont dénoncés voire réprimés par la force, il n’y a plus de place pour la pensée critique. Il n’y a plus de place pour la liberté de chacun de remettre en cause son appartenance ou plutôt les modalités de celle-ci. Or, cette liberté, nous la devons à tous ceux qui vivent sur notre sol. Si la majorité des musulmans aspire, comme je le souhaite, à intégrer le roman national sans demander qu’il soit réécrit pour eux, alors il faut les délivrer de la minorité qui prétend leur imposer ses façons de voir et de vivre. Quant aux apôtres du multiculturalisme – qui, il est vrai, sont un peu moins flamboyants ces derniers temps − ils risquent de découvrir demain qu’ils ont été les idiots utiles d’une entreprise de conquête des esprits et d’hégémonie culturelle.
Qui doit changer ?
En fin de compte, la seule question qui vaille est : qui doit changer ? Faut-il, dans un respectable souci d’égalité, faire place à d’autres façons de vivre ? Pour Abdelwahab Meddeb, la réponse est claire : « C’est aux musulmans de s’adapter. Pas à l’Europe. » Aziz Bentaj pense que nous ne ferons pas l’économie d’un affrontement républicain. Reste à espérer que nous serons capables de le mener sans trahir ce que nous sommes.[/access]
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