La crise de l’Europe, ce n’est pas seulement la croissance en berne, la dette publique qui explose, le chômage de masse au sud, les déséquilibres entre une Allemagne qui accumule les excédents et les autres les déficits. La crise de l’Europe touche à l’idée même de construction européenne. C’est une crise politique, existentielle, qui vient de la superposition de trois modèles, trois visions de l’Union qui désormais ne peuvent plus cohabiter. Le modèle d’origine était celui de la France, qui y voyait le moyen de perpétuer ses ambitions et d’assurer la paix sur un continent ravagé par les guerres. Si les tenants de cette « Europe à la française » hésitaient entre l’approche fédérale ou la confédération d’États-nations, tous la concevaient comme une puissance face aux empires américain et soviétique. Les Français ne se sont jamais résignés à abandonner cette idée. Or, la chute du mur de Berlin a modifié radicalement les rapports de force.[access capability= »lire_inedits »]
À cette vision française s’est superposée, tout naturellement, l’Europe ultra-libérale des Anglo-Saxons. Après la victoire sur le communisme, le projet européen devait logiquement, en associant le maximum de pays, se convertir en une simple zone de libre-échange. Une Europe où chacun gardait sa personnalité, sa langue, ses institutions, voire sa monnaie, mais qui ne devait en aucun cas s’ériger en concurrent des États-Unis. Plus de préférence communautaire, pas de politique industrielle, l’ouverture totale des marchés publics à tous. Ce modèle, devenu l’idéologie dominante à Bruxelles, cohabite depuis une quinzaine d’années avec l’ordo-libéralisme allemand[1. Élaborée dans l’entre-deux guerres, cette doctrine s’appuie sur une conviction éthique, voire religieuse : « Enfant de Dieu, créé à son image, l’homme doit être profondément libre. Libre de créer, libre d’entreprendre, libre de choisir ses clients, libre de choisir les produits qu’il consomme. Enfant de Dieu, il doit aussi utiliser cette liberté au service du bien commun. » (La Cité humaine, Wilhelm Röpke)] c’est-à-dire, dans les faits, l’économie sociale de marché, modèle sur lequel CDU et SPD s’accordent, dès lors qu’il permet à l’Allemagne de produire le maximum de richesses… pour ses ressortissants. Au fil des ans, libéraux anglo-saxons et ordo-libéraux allemands se sont de facto partagés les rôles. Aux uns d’organiser, à coups de directives, la concurrence, la fin des monopoles publics et l’Europe ouverte à tous vents au nom du libre-échange et de la défense du consommateur. Et de préparer l’élargissement et les traités commerciaux avec les pays tiers. Aux autres d’imposer les règles macro-économiques qui ont si bien réussi à l’Allemagne. Celle-ci a, au fil des ans, mis la main sur tous les postes qui comptent en matière économique et monétaire. Elle contrôle le système, impose ses choix et bloque les rares décisions communautaires qui pourraient nuire à ses industriels (panneaux solaires, normes antipollution dans l’automobile, etc.).
Ces deux conceptions de l’Europe ont pris le pas sur la vision d’origine. Certes, les Allemands ont accepté la monnaie unique, dès lors qu’elle se faisait selon leurs règles, tandis que les Britanniques restaient en dehors. Mais les uns et les autres ont été d’accord pour que la concurrence sociale et fiscale devienne la règle en Europe. Ce que les dirigeants français, de droite comme de gauche, n’ont pas su, ou pas voulu voir. Concurrence sociale, puisque la libre circulation des travailleurs a permis aux entreprises, notamment allemandes, d’utiliser la main-d’œuvre de l’Est aux conditions de ses pays d’origine. Concurrence fiscale, dès lors que le Luxembourg, l’Irlande et les Pays- Bas ont offert aux multinationales et au système financier l’optimisation de leurs profits.
Au fond, Britanniques et Allemands ne seraient pas mécontents de voir perdurer cette Europe-là, les uns continuant à prendre ce qui les arrange et à laisser ce qui les dérange, les autres parce qu’ils sont devenus la puissance dominante : l’Europe a désormais un visage, celui d’Angela Merkel, et une capitale, Berlin. Ni les uns ni les autres n’ont envie que cela change pour on ne sait quelle utopique Europe fédérale et solidaire. Contrairement aux élites françaises, eux savent que l’idée d’une nation européenne a été définitivement enterrée sous les décombres du mur de Berlin et l’élargissement.
Pour calmer les inquiétudes des pays du sud et de la France, l’Allemagne est, certes, prête à faire quelques gestes. Un peu plus de consommation intérieure, un SMIC, quelques projets communs d’infrastructures ; et un peu de souplesse dans l’application de la rigueur budgétaire : Berlin peut même laisser une certaine marge de manœuvre à Mario Draghi pour la gestion, au jour le jour, de la BCE. L’Allemagne qui, grâce à l’élargissement, dispose d’une majorité au sein du Conseil des ministres européen, peut lâcher un peu de lest. D’autant que, depuis le début de la crise, elle a redéployé ses exportations. En 2007, les deux tiers de ses 200 milliards d’euros d’excédents commerciaux étaient réalisés avec l’UE, notamment avec la zone euro. En 2013, elle engrange toujours 200 milliards d’excédents… mais elle en doit les trois quarts à ses échanges extra-européens.
La République fédérale est désormais une puissance mondialisée, beaucoup moins dépendante de la croissance que les autres Européens : sa population diminuant, son PIB par tête augmente mécaniquement alors qu’il baisse en France. Pas question en revanche de mutualiser les dettes, notamment à travers les eurobonds, ou une Union bancaire élargie. L’opinion allemande ne le supporterait pas. Il y a deux ans, pour calmer les critiques, y compris en Allemagne, qui dénoncent cette « Europe allemande » et réclament plus de fédéralisme et de solidarité, Angela Merkel a exposé son plan dans un entretien à cinq journaux européens. « Au fil d’un long processus, nous transférerons davantage de compétences à la Commission, qui fonctionnera alors comme un gouvernement européen pour les compétences européennes. Cela implique un Parlement fort. Le Conseil qui réunit les chefs de gouvernement formera, pour ainsi dire, la deuxième chambre. Pour finir, nous avons la Cour européenne de justice comme Cour suprême. Cela pourrait être la configuration future de l’Union politique européenne. » Il s’agit tout simplement de la transposition à l’échelle européenne du modèle allemand.
Au sein de ce Parlement, le poids de l’Allemagne et de ses alliés sera prépondérant. Tout comme il le serait, grâce à ses alliances au sein de la deuxième chambre, sorte de Bundesrat. Ce projet, la France aurait peut-être pu y souscrire, il y a une quinzaine d’années, lorsque son économie était au même niveau que celle de l’Allemagne, que son influence en Europe était encore forte, et que l’UE n’avait pas encore totalement cédé aux sirènes libre-échangistes.
On peut accepter des abandons de souveraineté quand on est fort, jamais quand on est affaibli. Il est donc de notre intérêt de marquer une pause dans les réformes institutionnelles, l’élargissement, et la multiplication des traités de libre-échange, notamment avec les États-Unis. Et au fond, c’est ce que demandent les peuples. La crise et nos erreurs stratégiques nous obligent à nous réformer. Mais il n’y aura pas de réformes si les sacrifices demandés aux populations sont immédiatement annihilés parce qu’on a fait entrer dans l’Union des pays à bas coût de main-d’œuvre, ou que l’on a offert un monopole aux multinationales américaines dans des secteurs d’avenir liés aux technologies numériques. Cette pause doit être utilisée pour mettre en œuvre les réformes d’un système de protection sociale inadapté au XXIe siècle et discuter avec nos partenaires actuels d’un minimum d’harmonisation fiscale. Il faudrait également revoir les compétences de la Commission et redéployer le budget européen avec moins de dépenses de fonctionnement et de fonctionnaires et plus d’investissements d’avenir.
Les opinions publiques aimaient l’Europe quand elles avaient le sentiment qu’elle était à l’origine de réalisations concrètes – de la facilité de circulation à Erasmus en passant par les grands projets industriels, comme Airbus ou Ariane. Il est indispensable de relancer de grands programmes à géométrie variable auxquels participeront ceux qui le souhaitent. L’énergie peut devenir le projet fédérateur de demain, mais aussi l’Europe des télécommunications, avec la gestion des métadonnées. Pourquoi ne pas faire émerger des concurrents à Amazon et à Google, comme l’ont fait les Chinois avec Alibaba ?
Bref, l’Europe doit se ressourcer. Quant à l’euro, il faut être pragmatique. Sa création fut une erreur historique, ses promoteurs ayant oublié que la nation précède la monnaie et non l’inverse. Or, la nation européenne n’existe pas. Ce qui existe, en revanche, c’est une confédération d’États- nations, qui avaient des monnaies nationales et une monnaie commune, l’écu. L’idéal serait de revenir à cette situation. Cela permettrait, au passage, de procéder à des réajustements monétaires à l’intérieur de la zone euro.
Une telle évolution ne peut se faire qu’avec le consentement de tous les acteurs. Seulement, ce n’est pas l’intérêt des Allemands qui profitent d’un euro fort. Pourtant, la crise de l’euro est rampante, structurelle même. Si l’on veut éviter un éclatement brutal, la BCE doit se préoccuper plus du taux de change et moins de l’inflation. Et au niveau des États et de Bruxelles, il faut que les fameux critères de Maastricht, notamment celui des 3 % de déficit public, prennent en compte d’autres paramètres, par exemple en excluant du calcul les dépenses militaires et les grands projets d’investissement.
On parle beaucoup d’une « Europe des cercles concentriques ». Le concept n’est pas nouveau. Dans le contexte actuel, mieux vaut l’appliquer sans le dire. Il s’agit, en fait, de revenir à une Europe à la carte, où l’on fait avancer les projets parce que chacun des participants y trouve son compte et où, par ailleurs, on n’hésite pas à utiliser son droit de veto ou à pratiquer la politique de la chaise vide. Les intérêts de la France ou des pays du sud ne sont pas toujours les mêmes que ceux de l’Allemagne ou des pays du nord de l’Europe. Les rapports avec la Russie, l’Afrique ou le Proche-Orient sont différents. Sans parler des relations avec les États-Unis ou la Chine. Dès lors, toute idée de défense et de diplomatie commune est vouée à l’échec. Sauf à devoir admettre demain que la France abandonne sa force de frappe, son siège à l’ONU, la francophonie – bref les derniers attributs qui font encore d’elle une puissance qui compte.[/access]
*Photo: umaka09.
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