« Il est important que nous gardions un cap européen, et le souci d’une coopération monétaire européenne ». Ce n’est pas en écoutant Jacques Delors et Valéry Giscard d’Estaing pérorer lundi soir sur BFM-TV que j’ai entendu cette injonction. Cette phrase, c’est Jean-Pierre Chevènement qui l’a prononcée. Vous savez, le « souverainiste », comme on dit depuis que « patriote » est devenu un mot grossier, ou « l’eurosceptique », comme on l’appelle encore. Mais le « sceptique » n’a pas le pessimisme très démonstratif et la récente perte du triple A ne semble pas l’émouvoir plus que cela.
Lundi dernier, donc, cependant qu’on apprenait que S&P continuait à jouer à Des chiffres et des lettres en dégradant la note du Fonds européen de stabilité financière, le candidat Chevènement investissait la maison de l’Amérique Latine, où il réunissait quelques économistes pour évoquer l’avenir de l’euro. Pas sa fin, pas son éradication, pas son trépas. Non, son avenir. Car il s’agissait pour lui d’envisager ce qu’il considère désormais comme inévitable : la mutation de la monnaie unique, et sa transformation en monnaie commune.
Pour réfléchir avec lui, Jean-Paul Fitoussi? Jean-Luc Gréau, Jean-Claude Werrebrouck et Philippe Murer, président de l’association Manifeste pour un débat sur le libre échange, avaient été conviés.
Ces spécialistes, quoique divers et pas toujours d’accord sur tout, ont au moins convenu d’un point : l’Europe est sur le point de connaître une très grave dépression. Peut-être aussi grave, selon Fitoussi, que dans les années 1930. Tous les pays de la zone euro s’appliquent en effet à mener des politiques procycliques qui, parce qu’elles s’additionnent, ne peuvent qu’accélérer la marche vers l’abîme. Or, comment envisager que l’utilisation du chômage et de la protection sociale comme variables d’ajustement des politiques d’austérité puissent conduire à autre chose qu’à une chute vertigineuse de la demande, puis à un plongeon de la croissance ?
Pour certains des clercs présents, l’issue semble donc claire : non seulement l’euro est condamné, mais, faute de temps pour préparer l’alternative, son explosion se fera dans un grand désordre. C’est ce que prophétise Jean-Luc Gréau, ainsi qu’il l’énonçait déjà dans les colonnes de Causeur. « L’euro n’a aucune chance de survie : c’est pour moi une certitude. Mais je ne doute pas non plus que la sortie de l’euro se fera dans le désordre, le désarroi et la fureur »[1. L’euro est mort, nous sommes vivants, Causeur, Janvier 2011.] écrivait-il.
Comment ne pas souscrire à cette triste vision, alors qu’une dégradation groupée des notes des pays d’Europe vient d’intervenir, qu’un second défaut grec s’avère probable, et que l’Italie, qui emprunte toujours à des taux faramineux, pourrait être la prochaine victime de ce les pudibonds nomment en rosissant « la crise de la dette » ?
Car de « crise de la dette », on peut estimer qu’il n’y a pas. Ou s’il y en a une, il existe des solutions. Et certains n’hésitent pas à les vouloir radicales. « Que l’Etat réquisitionne la Banque de France ! », ose Jean-Claude Werrebrouck. Impensable ? Cet économiste n’est pourtant pas le premier à commettre cette audace. Jacques Sapir proposait la même chose il y a quelques semaines dans Le Monde : « il faudrait procéder à une réquisition temporaire de la Banque de France. Dès lors (elle) pourrait créditer le Trésor Public d’une somme de 500 à 750 milliards d’euros (…) avec cette somme, le Trésor rachèterait en priorité les titres détenus par les non-résidents, ce qui aboutirait à faire baisser le poids des intérêts sur le budget ».
C’est bien là que le bât blesse : la dette française est détenue à l’étranger pour une très large part. C’est notre grande différence avec un pays comme le Japon, qui peut s’offrir le luxe d’une dette dépassant 200% de son PIB. De même, aux Etats-Unis, où, en plus du quantitative easing pratiqué régulièrement par la Fed, la dette est en partie détenue par des résidents. Dès lors, la perte du triple A américain est demeurée sans grande conséquence.
Rien de tel en France. Mais pourquoi ne pas de corriger cela ? Intervenant sur ce sujet, Jean-Michel Quatrepoint, présent dans la salle, donne quelques pistes. En 2012, la France devra emprunter près de 170 milliards d’euros. Le journaliste économique propose de réaliser cet emprunt dans un cadre national, auprès des résidents français, de manière à se soustraire à la pression des marchés. Aux souscripteurs, on proposerait une rémunération, qui serait rapidement réinjectée dans l’économie, via un surcroît de consommation. Par ailleurs, l’Etat aurait la possibilité d’en récupérer une partie par l’impôt. Hervé Juvin, récemment interviewé ici, ne disait-il pas qu’« une dette détenue par les nationaux n’est rien d’autre qu’un impôt différé » ?
En tout état de cause, c’est pour éviter « le désarroi et la fureur » redoutés par Gréau que le candidat Chevènement avait convoqué ce symposium. Car pour lui, il n’est pas trop tard pour sauver l’euro.
L’ancien ministre a longtemps défendu un plan A ayant pour vocation d’assurer la survie de la monnaie unique. Las, la possibilité de mettre en œuvre ce premier plan s’éloignant à grands pas, c’est au plan B qu’on réfléchissait lundi soir. Ce projet consiste à substituer à la monnaie unique une monnaie commune : pour l’ancien ministre, c’est à ce prix, désormais, qu’on maintiendra l’euro, et l’indispensable coordination monétaire européenne qu’il appelle de ses vœux.
Mais la mutation de notre devise, consistant en quelque sorte à recréer un serpent monétaire au sein duquel fluctueraient, de manière concertée, des euro-francs, des euro-marks ou des euro-lires, ne se fera pas sans que l’on ait convaincu le partenaire allemand.
Or, l’Allemagne, très attachée à cet euro, au nom duquel elle mène depuis longtemps une politique exigeante de contraction salariale, et grâce auquel elle accumule d’impressionnants excédents commerciaux, est un « partenaire difficile », reconnaît Chevènement. Mais il ajoute aussitôt qu’en faisant appel à la raison de notre grand voisin, on peut sans doute espérer quelques concessions. L’euro surévalué sert les intérêts allemands à court terme. Mais la croissance de l’Allemagne à moyen et long terme est loin d’être garantie dans une eurozone qui constitue son principal débouché commercial, mais où la demande s’affaisse sans discontinuer sous l’effet de l’austérité.
Voilà, selon Jean-Pierre Chevènement, l’un des principaux enjeux de l’élection présidentielle de 2012. Nous sommes bien loin ici des « petites phrases » et autres concours de beauté qui consistent à déterminer quel est le candidat le plus sympathique, ou qui a le mieux réussi son régime Dukan.
Il est vrai qu’à mesure que le temps passe, on se lasse de la mise en exergue des seuls individus, ces hommes politique au discours grisâtre qui, selon Philippe Cohen, « ont lié leur destin à une monnaie en croyant le lier à l’avenir d’un continent ».
Nous aimerions à présent voir paraître un projet, qui ne soit pas un catalogue de mesurettes techniques, mais qui comporte une vision et une ambition, pour la France et pour l’Europe. « L’Europe c’est la paix », croyait Jean Monnet. Il est très urgent et peut-être pas trop tard pour démontrer que celui qui s’est trompé sur tout le reste avait raison sur ce point.
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