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Lettre ouverte à Renaud Camus


Lettre ouverte à Renaud Camus
Renaud Camus, Autoportrait sur fond bleu, avril 2010.
Renaud Camus, Autoportrait sur fond bleu, avril 2010
Renaud Camus, Autoportrait sur fond bleu, avril 2010.

Depuis un certain temps, je me demandais si je pourrais contribuer un jour à étayer ou à invalider une hypothèse. L’entretien que vous avez accordé à Causeur cet été, Monsieur, a accru l’urgence de ce questionnement. Serait-il possible, à travers mon « vécu », de renforcer ou de contester votre assertion que « ce sont des hommes, des femmes et des enfants qui peuvent être assimilés au sein d’un peuple, pas des peuples » ?

Deux éléments, dites-vous, peuvent encore créer des Français : l’héritage et le désir. Je ne suis pas française, précisons-le. J’habite en France. J’habite Paris. Je suis dotée d’un héritage qui est − indépendamment de ma volonté − multiculturel, multiconfessionnel, multiethnique. Je n’ai conservé aucune espèce d’affinité particulière avec un Kowalski absorbé par la version polonaise de « L’Île de la tentation », et encore moins avec son lointain cousin qui, crucifix en main, manifeste contre l’organisation de la Gay Pride de Varsovie. Nous partageons, les Kowalski et moi, une langue et un passeport. Est-ce assez pour évoquer une « appartenance commune » ? Ceci étant, je n’ai pas non plus d’affinité particulière avec un Dupont-Durand prêt à monter sur la barricade pour défendre les 35 heures ou son bloc de foie gras. Je ne désire pas appartenir à une nation de Dupont-Durand, ce qui par ailleurs ne m’empêche nullement de vouer à cette nation une certaine admiration et un franc attachement.

Voyez-vous, cher Renaud Camus, je crois que ce qui peut créer encore des Français, à part l’héritage et le désir, c’est le simple hasard de la vie. Ensuite, il ne me paraît pas extravagant d’envisager l’intégration d’un étranger à la culture française, voire à sa civilisation, sans nécessairement insister sur la « fabrication des Français ».

[access capability= »lire_inedits »]Pour moi, la France n’a pas été un choix mais un ensorcellement

J’éprouve un curieux plaisir à me convaincre que mon choix de vivre en France a été purement esthétique − un caprice plutôt qu’un désir. Or je me mens. Tout d’abord, cela n’a pas été un choix, plutôt un ensorcellement. La France a été le premier pays occidental que j’ai visité à l’âge de 13 ou 14 ans, au lendemain de la chute du Mur. Si, au lieu de m’expédier en vacances au bord de la Loire, mes parents avaient décidé de m’envoyer faire un séjour linguistique quelque part dans l’Oxfordshire, peut-être aurais-je « choisi » de m’installer en Angleterre. Peut-être. Encore que… Ensuite, j’ai toujours eu un fâcheux penchant snobinard. Il était donc hors de question que je me fonde, ou me « confonde », ou plus exactement que je me laisse fondre ou confondre avec la masse des Polacks vivotant dans d’obscurs quartiers de Berlin ou de New York. La diaspora polonaise de France jouissait encore, me disais-je à l’époque, du lustre de Mickiewicz et de sa Tribune des peuples. Inutile d’ajouter que c’était bien avant que le commissaire Bolkestein décide de faire de la pub au « plombier polonais », soutenu dans cette entreprise et de manière plutôt inespérée par un certain Philippe de Villiers.

Dans les banlieues blanches de Pologne, on passe les « pédés » à tabac

De mon « cas », cher Renaud Camus, que déduisez-vous ? Le parti de l’In-nocence reconnaît qu’entre la qualité de citoyen et le statut de non-citoyen, il existe et doit exister un état intermédiaire qui est celui de ressortissant de l’Union européenne. Faut-il en conclure que peu importent mes sentiments d’appartenance ou de non-appartenance, mes caprices, mon désir et mon héritage bâtard, tant que je ne brûle pas les voitures de mes voisins, que je ne mets pas les pieds sur les banquettes du métro et que je n’ai pas l’intention de me reproduire en dix exemplaires ?

J’ignore pourquoi, mais je n’ai jamais ressenti la moindre tentation de vous traiter de réac’ ou de raciste. Peut-être parce que je me méfie de ce que Morin appelle les « mots-panzers » qui intimident et terrorisent, me rappelant par ailleurs trop bien les images des premières grèves de l’ère postcommuniste en Pologne, quand les ouvriers menacés de licenciement brandissaient des pancartes où l’on pouvait lire : « Les capitalistes, ce sont les communistes ! » Ou peut-être parce que les jappements dénonciateurs des Inrocks ou autres Caroline Fourest m’agacent profondément. Ou peut-être encore, et c’est l’explication la plus plausible, parce qu’il me semble avoir compris que ce n’est nullement la couleur de la peau qui vous dérange ou qui vous fait peur, mais la quantité d’êtres humains. Or, comme vous le notez dans un communiqué du parti de l’In-nocence, la quantité influence la qualité : la « qualité de la vie », la « qualité des rapports entre les êtres », la « qualité humaine de ces êtres eux-mêmes ».

Espérant ne pas avoir dénaturé vos idées et vos convictions, je tiens à vous signaler que les banlieues polonaises − blanches, catholiques et unilingues − qui ne subissent en aucune manière les méfaits de ce que vous nommez la « contre-colonisation » sont sur la voie d’un niveau de « ré-ensauvagement », pour reprendre à nouveau votre vocabulaire, tout à fait comparable à celui que vous constatez dans les banlieues françaises multiethniques. Certes, on n’y excise pas les femmes. Mais on y passe à tabac les « pédés » ou ceux qui sont supposés l’être. On n’y brûle pas de voitures, mais on y démonte celles qui ont été volées aux Allemands.

J’ignore également pourquoi je ne vous trouve pas exagérément pessimiste. Pourtant, à l’exception près du très guerrier « réagir, résister, refuser » que vous proposez comme remède à la difficulté d’intégration des « Français d’origine étrangère », l’ensemble de votre discours aboutit au constat qu’« il n’y a plus grand-chose à faire ». Voilà donc que le peuple français se laisse « mener béatement dans les poubelles de l’Histoire », qu’il se résigne à disparaître et, pis encore, à se persuader « qu’il n’a jamais existé, qu’il a rêvé son histoire et son existence ». Voilà que le territoire de la France devient le polygone d’une opération de « Grand Remplacement » d’une population par une ou plusieurs autres.

Ce « Grand Remplacement » en cours, que vous observez en France et en Europe, se serait effectué sous la pression idéologique égalitariste et dogmatiquement antiraciste. Ainsi, et en deux formules supplémentaires, déculturation et décivilisation, vous parviendriez à radiographier la tumeur qui ronge subrepticement l’une des nations ou des civilisations les plus illustres de l’histoire de l’humanité. Sans vouloir faire de vous un adepte de Spengler, je ne peux m’empêcher de citer ici l’auteur du Déclin de l’Occident  : « Ne nous berçons pas d’illusion, nous connaissons notre sort, et nous aurons sur le monde antique cette supériorité qu’au lieu de mourir sans le savoir, nous mourrons en pleine conscience et nous suivrons tous les stades de notre dissolution avec le coup d’œil sûr du médecin expérimenté. »

« C’est où, le terrorisme ? »

J’ignore la raison pour laquelle je ne vous traite pas d’hystérique. Autant que je sache, nous ne sommes ni à la veille ni au lendemain d’un cataclysme comparable à celui des années 1914-1918. La seule guerre à laquelle participent des Occidentaux, si je ne me trompe pas, est celle-là même d’où nous sont parvenues, par le biais de nos chaînes de télévision, les images d’une petite boulotte rigolarde prénommée Lynndie tenant en laisse un barbare à poil et à quatre pattes. Ah non, il y a encore cette autre guerre, moins photogénique ou plus difficile à photographier, que nous livrons, nous les Occidentaux, aux monstres barbus cachés quelque part entre les grottes de Tora Bora et lesdites « régions tribales » du Pakistan. Il a été convenu de l’appeler la « guerre au terrorisme », préférant laisser rhétorique la question posée par un philosophe français fort provocateur : « C’est où, le terrorisme ? »

J’ignore pourquoi, Monsieur, je n’oserai jamais vous demander de relativiser les choses. Peut-être parce que je crains votre disparition. Je crains l’extinction de votre race. La race des êtres infiniment raffinés et raisonnablement excentriques, combattant, à leur manière et avec leurs moyens, pour le maintien de l’étrangeté dans le monde et contre l’abêtissement universel, pour ce qu’on dénomme à présent la « grande culture » et ce qui, naguère, s’appelait encore la « culture générale ». J’exagère peut-être. Peut-être pas. Enfin, les filles et les garçons ayant reçu une solide kinderstube à la maison et des leçons d’in-nocence dans des « écoles-sanctuaires » continueront à vous rendre hommage, respectant scrupuleusement les règles dans les échanges entre le maître et les disciples. Sans doute ne s’agira-t-il pas d’un groupe très nombreux, sauf succès électoral du parti de l’In-nocence, lequel demeure à ce jour l’unique espoir de la création de telles « écoles-sanctuaires », ainsi que de la transmission par leur biais des principes de citoyenneté, de savoir-vivre et d’humanisme. Les enfants issus de la « contre-colonisation », directement exposés aux effets dévastateurs du processus de prolétarisation du corps enseignant, les enfants facilement repérables tant par la trivialité de leur langage que par le relâchement de leur costume, seront mille fois plus nombreux à taguer les noms de leurs idoles sur les murs des monuments historiques. Mais bon, ce n’est pas la quantité qui compte.

Quant à moi, à défaut de savoir si je peux contribuer à valider une hypothèse, je persévérerai dans la jouissance bébête d’une vieille fille en fleurs, à considérer ce merveilleux hasard de la vie qui fait que je suis là où je suis, en train de lire et de savourer, cher Renaud Camus, votre manuscrit dont je prépare la prochaine parution.[/access]

Septembre 2010 · N° 27

Article extrait du Magazine Causeur



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Paulina Dalmayer est journaliste et travaille dans l'édition.

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