Nous reproduisons ici la lettre d’une professeur de français de Seine Saint-Denis, dépitée, et désormais à la retraite, qui répondait en 2019 à une collègue ne comprenant pas pourquoi elle ne se rendait pas à la manifestation contre la réforme des retraites de Marisol Touraine. À quoi bon manifester pour des conditions de travail, quand l’éthique du métier est à ce point piétinée depuis 30 ans?
Bonjour C***
Je te préviens, cela va être un peu en vrac (comme cela, ce sera bio…). Je vais essayer, néanmoins, de procéder par thèmes : aujourd’hui, de « la trahison des clercs », depuis au moins trente ans, et de l’idéologie techniciste qui s’est littéralement immiscée dans l’enseignement des lettres. Autre préambule, si je trouve la réforme des retraites problématique, je trouve également que l’essentiel n’est jamais abordé. L’essentiel, c’est quoi ? C’est le fait que « les conditions de travail » aient pris le pas sur « l’éthique du métier »[1]. Et c’est de cette dernière dont je désire te parler car à l’oublier, les autres luttes pour moi perdent de leur sens.
La trahison des clercs, d’abord.
C’est-à-dire le renoncement à la langue et à ce qu’on appelait autrefois « les Humanités ».
Ce renoncement a été mis en place il y a déjà longtemps, je l’ai constaté au collège où j’ai fait l’essentiel de ma carrière et dans la scolarité de mon fils.
Commençons par la méthode globale dont je n’aurai cessé de constater les dégâts dans l’apprentissage de la lecture. Puis, sont venus les tableaux dits de compréhension se substituant à la capacité de s’exprimer ; car c’est une chose de cocher une case dans le dit tableau pour faire une croix au bon endroit (comme les gens qui,autrefois, ne savaient ni lire ni écrire…) quand on demande de désigner le chevalier qui a remporté le Graal, mais c’en est radicalement une autre de répondre par une phrase entière : c’est Galaad qui a remporté le Graal ou le chevalier qui a remporté le Graal s’appelle Galaad.
Et je m’attarde un instant sur ce « mythe » de la compréhension qui ne s’accompagne pas d’une véritable imprégnation de la langue ; laquelle passe par de la répétition ; d’exercices, d’écriture. Je me souviens de la réflexion d’un collègue censée dédouaner les élèves : « Mais tu sais, ils connaissent les règles, mais ils ne les appliquent pas ! » ou, dans le meilleur des cas, quand ils les appliquent, c’est après ; après ne pas l’avoir fait parce que l’imprégnation de la langue et l’intériorisation de la grammaire n’ont pas eu lieu. A mon fils de 12 ans à l’époque, qui m’avait laissé un mot dénué d’erreurs, j’avais dit : « Tu fais des progrès ! » et il m’avait rétorqué : « Non, maman, j’ai fait attention… »
Donc désincarnation de la langue au profit de la compréhension de points particuliers du texte mais sans expression de cette compréhension, et sans que cela signifie qu’ils l’aient compris dans sa globalité.
Le renoncement à l’étude de la grammaire – du au fameux « décloisonnement » qui voulait que tout soit dans tout et réciproquement et qu’à aucun moment on ne puisse isoler un point particulier et faire un cours dessus a failli me coûter ma titularisation, car à la demande d’un élève qui me demandait ce qu’était un pronom, j’avais eu « le malheur » de le lui expliquer !
Cette fameuse théorie du décloisonnement s’accompagnait, très logiquement d’ailleurs, de la théorie de l’autonomie du sujet qui devait, par méthode inductive, deviner les choses afin d’éviter que son magistral de prof ne les lui assène de façon par trop autoritaire. (La langue est fasciste, disait Barthes qui, lui, la maniait fort bien et pouvait donc en jouer !) Rares, bien sûr, étaient les « élus » qui devinaient ce qu’est un pronom et à moins de faire un cours là-dessus, tu vois une solution ?…
Anecdote significative : le dernier inspecteur venu m’inspecter m’a dit qu’il n’aurait pas fallu qu’on les écoutât… Personnellement, je ne l’ai pas fait, mais mes jeunes collègues étaient désemparés.
Le formalisme est venu se substituer à l’apprentissage de la langue. On n’avait plus besoin de la langue pour comprendre les textes ; on allait les comprendre sans elle ! Et sont arrivés tous les schémas actanciels qui te découpaient le machin en tranches ; tous les textes passés à la moulinette du tableau en question pour repérer l’élément déclencheur et autre situation finale. Sans compter les points de vue omniscients, internes ou externes et autres « statues » du narrateur qui parlaient si intimement aux élèves de sixième et cinquième. Les Chevaliers de la Table Ronde en ont pris un coup, les élèves et moi aussi. On quittait la littérature pour entrer dans la technique. Les « Temps modernes » de Chaplin battaient le rappel !
Je me souviens de mon fils (encore lui, à 11 ans cette fois-ci) me cueillant un matin avant de partir au collège pour m’avouer n’avoir rien compris à la cinquième question concernant un extrait de « Pinocchio » : « Préciser la situation de communication ». Dire : « Qui parle ? A qui ? Pour dire quoi ? » aurait sans doute été d’un prosaïsme affligeant ! Donc une seule question regroupant trois termes d’un formalisme aberrant pour un enfant de cet âge, mais pas que pour lui. Mon chirurgien ORL (qui n’est pas mon fils…) me dit un jour : « J’ai fait dix ans d’études supérieures et je ne comprends rien aux questions posées en littérature à ma fille en classe de première, je ne peux pas l’aider ! » On imagine pour ceux qui n’ont pas fait les études en question…
La conséquence de ce formalisme inouï fut, entre autres mais c’est une question capitale, une véritable cassure dans la transmission : parents complètement égarés, gamins répétant des mots ne faisant absolument pas sens pour eux.
Par ailleurs, le texte est devenu progressivement un prétexte à une méthodologie techniciste qui allait nous révéler la structure du squelette. Le texte est passé à la trappe ; les tableaux en tous genres et des méthodes peu compréhensibles ont pris le dessus. Des exercices de dissection, en somme…
Car il fallait sortir de la subjectivité (gros mot par excellence) et de la paraphrase (qui a pourtant le mérite – même s’il n’est pas question de s’en contenter – d’inciter l’élève à traduire avec des synonymes le texte qu’il décrypte et qui suppose, on l’aura compris, un minimum de vocabulaire…)
Non, il fallait étudier la forme qui allait nous révéler le sens, sauf que le sens a fini par échapper à la révélation.
Celle-ci m’est apparue de manière encore plus évidente au lycée. Que l’étude de la rhétorique soit revenue en force n’était pourtant pas pour me déplaire, mais il s’avère que c’est le contraire qui se produisit.
D’abord, le hiatus, pour ne pas dire l’abîme, entre le niveau de langue des élèves et les « savoirs savants » qu’on leur demande conduit à fabriquer de faux savants et de vrais analphabètes. Les Précieuses Ridicules ne sont pas loin et Molière s’en donnerait à cœur joie avec des élèves qui ne maîtrisent pas la syntaxe et qui te parlent « zeugme » et « blason ». Au théâtre ça fait rire, dans la vie ça afflige…
Mais on me dit que c’est cela qu’on exige d’eux (au bac, cela va sans dire) et qu’il faut donc inculquer les figures de style à des élèves qui vous disent « Madame, je sais pas quoi c’est… »
Figures de style qu’ils apprennent par cœur comme on répète le discours du Maître, et je ne vois d’ailleurs pas ce qu’on peut faire d’autre que « répéter le discours du Maître » sans y comprendre un seul mot quand on ne maîtrise pas la langue et que les mots ne font pas sens.
Ainsi, une élève qui a eu 20 au bac et qui était venue passer un oral blanc avec moi sur la scène 2 de l’acte I de Dom Juan, m’a dit que c’était en langage soutenu (vrai), que c’était un texte argumentatif (assurément), qu’on y trouvait des hyperboles pour convaincre – et de citer- (absolument), des périphrases pour persuader – et de citer – (sans aucun doute). Mais quand je lui ai demandé ce que Dom Juan disait dans cette tirade, elle ne savait plus quoi dire car elle n’avait pas compris le texte. Il lui manquait du reste la connaissance d’au moins un mot toutes les deux lignes…
D’autre part, le texte ainsi réduit à des procédés en tous genres, à sa forme (« dans le but de… ») induit une philosophie du langage qui ressemble étrangement à tous les discours journalistiques qu’on peut entendre depuis un moment et qui ne voient jamais que « des éléments de langage » dans le but de… ; à de la communication pour… etc. Cette philosophie du langage repose sur l’idée que, finalement, le narrateur instrumentalise celui-ci, entretient avec lui un rapport purement utilitaire, rapport plus ou moins caché que les « demi-habiles » que nous sommes allons, bien sûr, démasquer ! Tout est forme, le sens n’est plus, et le fameux « J’accuse » de Zola va être réduit à l’usage « d’une anaphore » pour frapper les esprits ! De la même façon, tel texte de Voltaire sur la tolérance verra l’idée de tolérance et ses raisons d’être disparaître au profit des « moyens utilisés pour convaincre ». De quoi ? On s’en fiche…
Et pour finir et dans le genre caricatural qui nous dit tellement l’esprit du temps, tu peux trouver dans un manuel de collège une phrase de ce genre : « Balzac utilise des adjectifs pour enrichir le portrait »…
Cette intentionnalité constamment prêtée au narrateur et que les petits malins que nous sommes allons bien vite débusquer est une injure à la littérature et au réel. Ainsi la colère de Zola et ce qu’il dénonce ne sont absolument plus ce qui compte ! Il me semble que pareille approche de la littérature, où le texte saute, où le sens saute, où le réel saute, où la vérité de ce qui est dit n’a strictement plus aucune importance et ne risque pas d’émouvoir ou de faire réfléchir repose sur une anthropologie misérabiliste ne voyant jamais que le seul « intérêt » des individus et la valeur « utilitaire » de leurs gestes, bref l’esprit de calcul !
J’ai vécu un certain nombre de ruptures, voire un nombre certain, avec des collègues très syndiqués, très politisés, et qui dénonçaient – à juste titre- la précarité et autres absences de moyens, mais pour lesquels l’enseignement des lettres qui nous était imposé ne posait strictement aucun problème, sinon que c’était un peu répétitif et vaguement ennuyeux, peut-être… Mais surtout, que les élèves ne sachent plus lire, écrire et s’exprimer n’était pas un problème majeur pour eux ! Ou plutôt qu’il était exclusivement lié à un fait social (tarte à la crème des « milieux défavorisés ») et jamais à l’enseignement lui-même. Et moi qui ai vécu mon enfance dans une cité HLM à Argenteuil, avec une mère institutrice à une époque quasi julesferrienne, je savais que ce n’était pas vrai.
J’ai eu des mots avec L*** lorsqu’il m’a montré une copie bourrée de fautes de syntaxe, d’orthographe et de grammaire et à laquelle il avait mis 20 parce que « ses objectifs méthodologiques étaient atteints » ! Tes objectifs méthodologiques ?! Et la langue ? Qu’est-ce que tu fais de la langue ?! Oh, la langue, a-t-il balayé d’un revers de la main, mais tu as vu où on est ?…
Autrement dit, pour les élèves du 93, c’est bien suffisant ! Vraiment ?! Quel curieux néocolonialisme que cette opinion là… Sans compter la bonne conscience politique que certains se donnent en croyant réparer ainsi les injustices sociales…
Comprends moi bien C***, ce sont des principes que je dénonce, et quand ce n’est pas la fausse charité pour des « malheureux » qui sévit, c’est la croyance en la méthodologie qui désincarne les textes et les lecteurs, et qui a pour conséquence ô combien peu négligeable… de dégoûter les gosses de la littérature.
Les dix tablettes
Enfin, et afin d’enterrer le cadavre, on n’aura rien trouvé de mieux que de supprimer… les livres.
Puisque le nouveau commandement est « à la technique tu te résoudras », nous voilà avec des tablettes à la place des livres en papier. Personnellement, j’ai voté contre et je ne crois pas avoir été la seule, et pourtant on s’est retrouvé avec cette « vacherie » qui correspond tout à fait à ce qu’un penseur appelle « le capitalisme paradoxant »[2] ; à savoir le fait de nous refiler des technologies censées accomplir des miracles et qui, au bout du compte, nous posent des problèmes supplémentaires… Il paraît (je ne sais pas puisque je continue de travailler sur papier) que ces petites choses excessivement fragiles se détraquent, voire cassent très facilement, et que c’est aux parents de les faire réparer, puis de s’adresser à leur police d’assurance pour se faire rembourser ! Même moi, je ne suis pas sûre que j’aurai le courage de le faire, mais pense un peu aux parents sri-lankais arrivés depuis peu et ne parlant pas la langue lorsqu’ils doivent se débrouiller avec cela !
Je ne comprends absolument pas qu’on ait pu accepter un fait de cette envergure et je ne l’admets pas.
Alors, et pour terminer enfin (il faut bien), je te dirai donc que ma réticence à aller manifester pour nos conditions de travail est immense dès lors que l’éthique du métier est à ce point piétinée, et par les principaux intéressés.
[1] Rolland Gorri NDLR
[2] Vincent de Gauléjac NDLR
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