J’ai dévoré votre dernière livraison. Evidemment, j’apprécie toujours autant votre style, votre grande culture historique et votre si grande lucidité. Seulement voilà, j’ai un gros désaccord avec vous. Un énorme désaccord. Ayant tenté de contribuer à votre défense et m’étant aussi permis de proposer votre candidature à l’élection présidentielle, même si tout le monde, vous le premier, avait d’emblée détecté le côté potache de l’initiative, il me faut vous l’exprimer franchement et aussi publiquement que précédemment.
À vous lire, tout est foutu. Tout a foutu le camp et on ne pourra jamais aller le rechercher. Pis encore, on a la surprise, la stupéfaction, la déception, on reçoit un coup de poing dans l’estomac, en lisant de vous que la France est trop petite. Trop petite ! Pas cela, Eric Zemmour ! Et, surtout, pas vous. Lorsque nous nous rendons dans notre librairie pour acheter du Zemmour, ce n’est pas pour lire du Giscard ou du Minc. Nous hésitons à déposer plainte pour tromperie sur la marchandise. Nous vérifions la magnifique couverture tricolore ; nous nous replongeons dans la lecture pour retrouver votre style lequel, rassurons les prochains lecteurs, n’a rien de giscardien, et nous devons bien nous rendre à l’évidence : c’est bien Eric Zemmour qui écrit que la France est trop petite et qu’elle crève de mélancolie de s’en rendre compte.
Vous avez sans doute mesuré l’effroi que susciterait cette assertion parmi une partie de vos lecteurs habituels, lesquels versent parfois dans le Cocorico. Mais vous n’en avez eu cure. Vous le pensez, donc vous l’écrivez. Rien d’anormal. Votre franchise, c’est une marque déposée. Alors, nous allons vous répondre aussi franchement. Non pas point par point. Il nous faudrait écrire un livre aussi pour y répondre et nous n’avons pas la notoriété suffisante pour mobiliser un éditeur[1. Ils se sont d’ailleurs mis à deux pour vous éditer le vôtre. Au passage, ils pourraient faire leur boulot et repérer les coquilles. Vous laisser confondre AELE et ALENA, ce n’est pas seulement imprimer un lapsus assez drôle, c’est aussi manquer de sérieux. Mais je m’arrête là : je ne voudrais pas apporter encore de l’eau à votre moulin toutfoutlecampiste.]. Trois points suffiront.
La France est trop petite parce que cet hexagone est trop petit dans un monde si grand ; La France est trop petite et sa démographie en trompe-l’œil n’y changera rien ; La France est trop petite parce qu’elle ne pourra jamais recouvrer la souveraineté qu’elle a bazardée.
Donc Minc, Giscard, Attali, les oui-ouistes auraient raison. Trop petite, la France ? Trop ridée, la France ? Elle aurait besoin d’être un Empire, de pouvoir retrouver les frontières de celui de la Rome Antique pour s’accomplir complètement ? C’est le fil conducteur de votre livre, votre thèse. Comme vous ne nous proposez pas la guerre pour retrouver nos cent-trente départements de Hambourg à Turin, il n’y aurait plus qu’à pleurer. Page 21, vous faites un sort à vos lecteurs souverainistes, enfants des maurrassiens et des jacobins de gauche, en les soupçonnant d’anachronisme. Ce n’est pas l’Empire que les Rois de France refusaient mais l’Empereur. Lorsqu’on est nourri par les livres que Paul-Marie Couteaux écrivait dans les années 1990, on a dû mal à séparer l’Empire de l’Empereur. Et on ne goûte guère l’impérialisme, qu’il soit germanique, américain ou même de Napoléon qui avait tout de même fini par rendre la France plus petite qu’il ne l’avait prise, comme disait le Général. Alors, la Wallonie, pourquoi pas ? Mais pour le reste, notre pays peut largement vivre sans mélancolie dans les frontières que nous connaissons. Après l’échec des Plans Fouchet et du Traité de l’Elysée, De Gaulle a très bien pu remettre la France au premier plan en tant que Nation libre et indépendante. Encore fallait-il en avoir la volonté. Il l’avait, au contraire des Partis. J’y reviendrai. De même, la posture chiraquienne de 2003 a démontré que notre 1 % de la population mondiale pouvait largement être compensé par une diplomatie audacieuse et un verbe haut.
La population, justement, parlons-en. Dans votre dernier chapitre, vous faites un sort au dynamisme de notre démographie. Comme un caillou dans votre chaussure, l’augmentation du nombre de Français, notre taux de fécondité qui tranche avec celui de nos voisins européens gênait quelque peu votre démonstration. Aidé par Michèle Tribalat, vous tentez de relativiser ce dynamisme. Vous accusez donc les chercheurs de l’INED de se comporter en Lyssenko et vous moquez Emmanuel Todd, lequel aurait découvert des monstres, aurait fermé la porte à double-tour et même jeté la clef. Il est possible que certains chercheurs ne voient pas les fameux chiffres en question ou refusent de les voir. Mais, de monstres, vous en voyez, a contrario, partout. D’abord, lorsque vous révélez le taux de fécondité des femmes d’origine européenne (1,7 au lieu des 2,0 pour toutes les femmes vivant en France) et que vous le rapprochez des taux globaux de nos voisins, il y a légèreté. Car l’Allemagne, l’Espagne ou l’Angleterre ont, tout comme la France, fait l’objet de vagues d’immigration importantes et les femmes issues de ces vagues font grimper aussi leur taux de fécondité. Si la France était le seul pays d’immigration en Europe, votre argument ferait mouche. Ce n’est pas le cas, fort heureusement et il y a donc une spécificité française que la plupart de nos démographes expliquent de manière féministe[2. Page 215 : présence de crèches, enfants confiés jeunes aux nounous, nombre important de naissances hors-mariage.], écrivez-vous. Et si on retournait cet argument avec l’aide d’un autre ! Jean-Claude Chesnais explique dans l’un de ses ouvrages que l’homme français participe davantage aux tâches ménagères que l’homme espagnol ou italien permettant à sa compagne d’enfanter avec davantage d’enthousiasme que ses cousines latines[3. Ce qui permet d’ailleurs de relativiser la propagande sur les fameux 80 % de tâches domestiques effectuées par les femmes en France, en vogue actuellement grâce à la promotion du livre d’Elisabeth Badinter, et dont on ne sait par qui et comment ils ont été calculés.]. Vous auriez pu ainsi, au lieu de relativiser le différentiel, l’expliquer par la féminisation du jeune français, et donc vous en plaindre, comme doit le faire légitimement l’auteur du Premier Sexe. Ensuite, si vous avez raison de fustiger les germanopratins, incapables de voir au delà du Ve et VIe arrondissements réunis, on a parfois l’impression que vous refusez de regarder vous-même au delà de l’Ile de France. La Mayenne (3% de mères étrangères seulement) dispute ainsi la première place en terme de taux de fécondité à la Seine-Saint-Denis, que vous citez sans cesse en exemple. Enfin, en matière d’assimilation pour les familles qui font grimper le taux de 1,7 à 2, ne vous focalisez-vous pas sur la partie émergée de l’iceberg ? Quand vous dites que beaucoup votent avec leurs pieds en quittant notamment le 93, vous oubliez que des couples mixtes, ou même des familles entières issues de l’immigration font de même ou rêvent de faire de même. Lorsque nous habitions un quartier sensible près de Montbéliard lors des élections présidentielles de 2002, nous avons pu ainsi découvrir que le vote Le Pen n’était pas réservé aux « souchiens », comme disent les Indigènes de la République. Très souvent, ce choix leur semblait une manière d’affirmer leur assimilation. Alors, certes, les chiffres que vous donnez sur le recul des unions mixtes montrent un recul de l’exogamie dans la population issue de l’immigration maghrébine. Certes, la communautarisation a progressé, l’assimilation reculé. Mais ce n’est pas à l’auteur de Petit frère qu’on expliquera que c’est le fruit d’une politique commencée il y a vingt-cinq ans et poursuivie par tous les gouvernements. Comment en aurait-il pu être autrement dans ces circonstances ? Il suffirait qu’on revienne au modèle ancien et on infléchirait vite la tendance. La loi sur le voile de 2003 a démontré que la fermeté était efficace. On ne peut pas ? Non ! Encore une fois, on ne veut pas !
La Volonté et la capacité de mettre celle-ci en œuvre découlent directement de la Souveraineté. Dans votre livre, vous prêchez évidemment un convaincu lorsque vous égrainez tous les passages par dessus bord que celle-ci a connus depuis plus de trente ans. Mais qui nous empêche de la reprendre, cette sacrée souveraineté ? Si nous quittions l’Euro[4. Vous avez bien eu raison, il y a une semaine, de dire à Nicolas Domenach que le minimum serait de menacer de le faire.], rétablissions le principe de la loi-écran, si même nous quittions l’Union européenne, dénoncions la CEDH – que sais-je encore, quelle armée européenne viendrait nous en empêcher ? D’ailleurs, Jacques Chirac en 1995, Lionel Jospin en 1997 et Nicolas Sarkozy en 2007, n’ont ils pas gagné grâce au logiciel national-républicain ? Ce n’est pas parce qu’ils ont renoncé peu après ou même, pour le dernier cité, jamais cru dans ce discours, qu’il est impossible à mettre en œuvre. On n’essaie même pas. Dès que les Allemands froncent un sourcil, on se couche, comme vous l’avez d’ailleurs très bien expliqué lorsque vous abordez le thème de l’union méditerranéenne. Donc on peut, et on dispose même de l’occasion idéale avec cette première crise de la mondialisation.
Et pourquoi ne nous le faisons pas ? A cause des partis, qui se débarrassèrent déjà du Général. Lorsque Sarkozy, DSK et Aubry consultent les mêmes gourous, il ne faut pas s’étonner de suivre la même politique quoi que les Français votent. Le système partisan est verrouillé et nul autre que vous ne le sait mieux. Le financement des partis, les féodalités économiques et locales, la quasi-unanimité des médias refusent de lâcher la proie, que constitue l’alternance entre une droite et une gauche libéralomondialistes, pour l’ombre que constituerait une recomposition rendue nécessaire par les changements géopolitiques et intérieurs. Sans doute parce que cela avait été un thème d’un livre écrit il y a plus de dix ans[5. Le livre noir de la droite, Grasset, 1998.], vous n’avez pas remis le couvert cette fois ci. C’est pourtant la raison centrale de l’incapacité pour la France de se redonner les moyens de devenir Rome, moins dans ses frontières que dans son Génie. Jean-Pierre Chevènement, dans un long dialogue avec un groupe de blogueurs parisiens, explique que le moment de vérité viendra un jour, sans doute provoqué par un choc extérieur. J’ai tendance à croire ce vieux lion sage.
En conclusion d’un discours prononcé au Palais des sports le 15 décembre 1965, André Malraux rappela la lettre que Bernanos écrivit à ses amis en 1942 : « Ne vous tourmentez donc pas, la France a inventé Jeanne d’Arc, elle a inventé Saint-Just, elle a inventé Clemenceau, elle n’a pas fini d’en inventer ! C’est son affaire ! » Il y a donc bien une mélancolie française. Mais c’est parce que nous le voulons bien.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !