L’Éthiopie, où prennent leurs sources de nombreux fleuves, exploite son avantage naturel pour déstabiliser les équilibres stratégiques dans la région de la Corne d’Afrique et du bassin du Nil.
Alors que l’Éthiopie tient toujours à poursuivre son projet du grand barrage de la Renaissance en commençant juillet prochain la seconde phase de remplissage du réservoir, l’Égypte met en garde Addis Abeba contre la prise de mesures unilatérales. Le Caire appelle également la communauté internationale et notamment les États-Unis à intervenir afin de désamorcer cette crise qui pourrait déclencher une guerre dans la région.
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La crise s’est cristallisée en avril 2011 lorsqu’Addis Abeba prit unilatéralement la décision d’utiliser l’eau du Nil bleu pour remplir le mégabarrage hydroélectrique. L’Éthiopie annonçait vouloir produire de l’électricité alors qu’elle ne cherchait par là qu’à changer les règles du jeu et transformer l’eau du Nil en marchandise comme les autres. Or, le Nil, étant l’unique source d’eau en Égypte, est l’artère vitale des Égyptiens. C’est aux bords du Nil que l’Égyptien a établi sa civilisation depuis voilà sept mille ans. Il a creusé les ruisseaux, érigé les barrages et les ponts et a conduit l’eau du Nil jusqu’à l’intérieur des temples. L’Égypte a fondé ses projets de développement de son agriculture, son industrie et son commerce en tablant sur son quota de l’eau du Nil qui atteignait 55.5 milliards mètres cubes par an. Ce quota a été défini par l’accord sur le partage des eaux du Nil de 1959 et restait depuis inchangé malgré une croissance démographique très forte portant la population égyptienne à quelques 105 millions contre 30 millions d’âmes au moment de la ratification de l’accord. Ainsi ce quota équivaut aujourd’hui 500 mètres cubes par an et par tête d’habitant, une quantité qui représente 50% du « seuil de pauvreté hydrique » fixé par la Banque Mondiale.
Des négociations permanentes
L’Ethiopie en revanche est très riche en eau : des précipitations d’un milliard de mètres-cubes par an, plus de 12 fleuves en sus du Nil bleu, de Sobat et d’Atbara sans oublier l’exploitation de plus de six barrages pour la production de l’électricité et pour l’agriculture.
Les négociations en cours actuellement entre l’Égypte, le Soudan et l’Ethiopie portent principalement sur le remplissage et le fonctionnement du barrage en vertu de la déclaration de principes signée par les trois parties en 2015. Or l’Ethiopie ne cesse de tenter d’entrainer les pourparlers sur d’autres terrains comme les anciennes conventions de 1929 et 1959 qui organisent la coopération entre les pays du bassin du Nil et l’utilisation des eaux du Nil et dont l’Ethiopie ne fut pas partie contractante. En outre, elle passe expressément sous silence la convention des frontières de 1902 qui l’engage à ne créer aucune œuvre au bord du Nil bleu ou dans la région controversée de Shangoul cédée par le Soudan (qui dépendait alors du gouvernement égyptien) en vertu de condition d’interdire sur l’intégralité de son territoire installations ou barrages qui nuiraient aux intérêts du Soudan. Rejetant des conventions qui ne l’engagent nullement et reniant les obligations que lui en imposent d’autres, l’Ethiopie confirme sa position discordante et contradictoire.
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Alors que le besoin de production d’électricité, argument mis en avant par Addis-Abeba, est discutable, l’Ethiopie tente d’accélérer le remplissage de son réservoir (de 14 à 74 milliards m3). Cette insistance sur le rythme – l’Egypte avait déjà accepté que le réservoir soit rempli dans une durée de 10-12 ans) laisse planer les doutes sur les véritables intentions des Ethiopiens.
De plus, l’Éthiopie ne cesse d’invoquer « l’utilisation équitable des eaux du Nil », sauf qu’aucun rapport n’existe entre le partage des eaux dont parle Addis-Abeba et les négociations autour du dossier concret du barrage. Curieusement l’Éthiopie ne l’évoqua que l’année dernière pendant les négociations tenues sous les auspices de l’Union africaine. La déclaration de principes signée par les diverses parties en 2015 ne porte pas sur ce sujet. Bien au contraire, au cœur de cette déclaration se trouve le principe selon lequel les pays de l’aval ne seront pas lésés par ceux qui se trouvent en amont.
Des visées expansionnistes?
L’Ethiopie essaie tout simplement de faire croire – et accepter – qu’elle est propriétaire des eaux de tous les fleuves qui prennent leur source dans le plateau éthiopien. Pire encore, l’Ethiopie essaie de faire de ces eaux une arme économique et stratégique pour mettre à genou et appauvrir l’intégralité de la région. Autrement dit, l’Ethiopie exploite cet avantage naturel pour déstabiliser les équilibres stratégiques dans la région de la Corne d’ Afrique et du bassin du Nil. Elle tente aussi de s’imposer comme puissance hégémonique régionale et peut être suspectée de visées expansionnistes dans les territoires du Soudan et d’autres pays limitrophes. On ne peut pas exclure non plus une volonté de reprendre la main sur l’Erythrée et l’accès à la mer rouge (l’Ethiopie est un pays enclavé sans accès à la mer).
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C’est pourquoi l’Éthiopie refuse catégoriquement tout accord contraignant portant sur la gestion hydraulique du barrage : Addis-Abeba cherche à avoir les mains libres pour mettre en exécution sa grande stratégie dont chaque étape de cette crise en dévoile davantage. Néanmoins, l’Éthiopie est tout à fait consciente que toute violation de l’accord de principes signé entre toutes les parties en 2015 l’exposera à de graves conséquences : l’Égypte se verra alors en droit de prendre les mesures qu’elle juge pertinentes, y compris l’usage de la force et la déclaration de guerre, afin de préserver son quota des eaux du Nil. C’est pourquoi, il incombe à la communauté internationale et notamment les pays européens et les États-Unis d’intervenir rapidement, d’arrêter le remplissage du barrage et de parrainer de sérieuses négociations qui feraient entendre la voix de la raison à l’Éthiopie avant qu’il ne soit trop tard.
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