Le billet du vaurien
À quoi s’adosser quand l’Éternel ne répond plus au téléphone ? Ou pour reprendre la question plus explicite de Jean Wahl : « Quelle forme doit prendre la philosophie après le passage de Nietzsche et de Kierkegaard ?» La même question se pose après le passage de Proust et révèle combien nous sommes devenus fragiles : ne nous reste-t-il plus qu’à nous installer dans le provisoire et l’instable dans lequel le monde va devoir vivre ?
Ces questions, je les ai retrouvées admirablement formulées dans la Nouvelle Revue Française (juillet 2021) dans deux articles qui se répondent : l’un porte sur la correspondance de Jean Wahl et de Karl Jaspers à propos de Descartes et de Kierkegaard, l’autre sur Proust et Schlumberger. J’ai bien peur que Dieu ne répondant plus au téléphone, elles heurteront notre analphabétisme avancé. Est-ce une raison suffisante pour renoncer à s’y coltiner ?
Intermittences du cœur
La réalité n’existe pas pour nous tant qu’elle n’a pas été recréée par notre pensée, nous souffle le narrateur des Intermittences du cœur du fait de cet anachronisme qui empêche si souvent le calendrier des faits de coïncider avec celui des sentiments. D’où l’impérieuse nécessité de se couper du monde extérieur afin d’échapper au présent et de se perdre dans les souvenirs de son passé.
Est-ce encore possible ? Vivant quatre-vingt-onze ans, Schlumberger fut un des témoins du basculement anthropologique de la modernité et vit s’écorner le durable en faveur de l’éphémère : Dieu ne répondait plus au téléphone. Il avait cédé sa place aux psychanalystes et observait de loin, de très loin, une humanité qui pensait l’avoir remplacé avec le Net : décidément son expérience avait raté. Il s’en consolait en songeant qu’elle n’en avait plus pour longtemps. D’ailleurs la panique et un vent de folie avaient saisi les humains quand pour se divertir il leur avait envoyé quelques inoffensifs virus. Il se demandait pourquoi ils avaient si peur de mourir, alors que leur vie oscillait entre des divertissements oiseux et des récriminations vaines. Certes, il restait La Nouvelle Revue Française… mais pour combien de temps encore ?