Dans sa réponse, Gil Mihaely me reproche – je crois – de raisonner comme un animal à sang froid. Je comprends son point de vue et je mesure bien que la teneur de mes interventions peut donner cette impression. Le fait est que si je place la raison au-dessus des sentiments ce n’est pas que je n’éprouve pas moi-même des sentiments – loin de là – mais c’est que je suis convaincu que les meilleurs sentiments du monde, s’ils ne sont pas passés au filtre de la raison, peuvent aussi créer les plus grands malheurs. Je ressens aussi ; je suis moi aussi doué d’empathie. La misère, les guerres et toutes les horreurs que les journaux télévisés relayent à l’envi du matin au soir me révoltent autant que vous. Mais se « révolter » ne sert à rien, ça ne règle aucun problème et c’est même souvent le meilleur moyen pour rajouter de nouveaux malheurs sur les épaules de ceux qu’on prétendait aider. Le très sage Karl Popper disait que « ceux qui nous promettent le paradis sur terre n’ont jamais rien produit qu’un enfer ». La noblesse de la politique consiste je crois à placer les gens devant de vrais choix et chacun de ces choix nécessite avant tout une véritable analyse de la situation et un minimum d’anticipation de ses conséquences. C’est ce que j’essaie de faire.
Alors voilà : je pense moi que l’intervention de la force publique dans nos vies doit faire l’objet d’un débat. La question n’est pas seulement de savoir comment l’Etat doit intervenir, mais elle est aussi et même surtout de savoir si l’Etat doit intervenir. Comprenons-nous bien : refuser à la puissance publique le droit faire quelque chose ne signifie en aucune manière que je ne souhaite pas que cette chose soit faite du tout. L’idée que je défends c’est que la plupart des problèmes sont mieux traités par une société civile libre que par l’intervention arbitraire de la puissance publique et j’ai quelques arguments à faire valoir dans ce sens.
On m’oppose fréquemment que la situation actuelle de notre pays démontre le contraire, que la France est devenue un pays « ultralibéral » et que les maux dont souffre notre société – chômage structurel massif, pourvoir d’achat en berne, désindustrialisation (!), perte de cohésion nationale (etc…) – sont les résultats de politiques « néolibérales » qui nous auraient, paraît-il, livrés pieds et poings liés à la sauvagerie de cette terrible mondialisation. On croit rêver ! Cela fait – au bas mot – quarante ans que le poids de l’Etat dans notre économie ne cesse d’augmenter, nous en sommes arrivés à un point où l’Etat dépense chaque année plus de 56% de la richesse créée par notre économie, la pression fiscale a atteint l’année dernière le record historique de 42% du PIB et les recettes de l’Etat pèsent désormais plus de 49% du PIB, depuis l’année de ma naissance (1975) pas un seul budget n’a été voté à l’équilibre, nous croulons sous les réglementations qu’elles soient nationales ou européennes, l’Etat subventionne et redistribue à tour de bras, l’administration est partout et est devenue une des principales causes de mortalité des PME, le président de notre République est le VRP de nos « champions nationaux », nos grandes entreprises sont dirigées par d’anciens hauts fonctionnaires ou d’anciens directeurs de cabinets ministériels, plus de la moitié de nos élus sont issus de la fonction publique et nous sommes – avec la Grèce et Chypre – le pays le plus protectionniste de l’Union Européenne (liste non exhaustive).
Sérieusement, combien connaissez-vous de petites entreprises qui sont littéralement obligées de travailler « au noir » sans quoi elle mettraient tout simplement la clé sous la porte ? Combien connaissez-vous de jeunes diplômés qui ont fui notre pays pour trouver un travail décent à l’étranger ? Que devient la cohésion de notre peuple quand une moitié de nos concitoyens cherche à vivre aux dépends des autres tandis que ces derniers ont élevé l’évasion fiscale au rang d’art de vivre ? Combien connaissez-vous de gens qui cherchent explicitement à truander notre système de protection sociale ? Combien d’affaires de corruption avérée, de passe-droits et de marchés publics faussés pouvez-vous citer de mémoire ? Si vous appelez ça de l’« ultralibéralisme » alors nous avons un énorme problème de sémantique.
Je ne prétends pas détenir de vérité absolue et mes quelques connaissances en matière d’économie ne me donnent aucun droit de plus que n’importe lequel d’entre nous. Je suis un citoyen de ce pays et comme tous les Français en âge de voter je n’ai qu’un bulletin à glisser dans l’urne. Je ne considère pas que défendre mes idées sur la place publique soit un droit ; je pense que c’est un devoir. Considérez ceci : je pense – à tort ou à raison – que l’objet de mes études et quelques années de pratique m’ont permis de comprendre un certain nombre de choses sur la manière dont fonctionnent les sociétés humaines et d’en tirer quelques conclusions sur ce que je pense être les conditions du bien-être de mes concitoyens. Et il se trouve que les options qui sont aujourd’hui débattues dans l’espace public me semblent mauvaises et même dangereuses. Que devrais-je faire ? Me taire ? Jamais ! Si la notion de débat démocratique a encore un sens, elle m’impose de parler, d’exposer mes arguments et de les défendre.
Alors oui, définitivement oui, Gil a raison : il faut en débattre et c’est précisément ça la politique au sens noble du terme. Il faut en débattre avec de vrais arguments, des arguments de raison et au besoin des chiffres, des graphiques et des théories. C’est de nos vies qu’il est question, de notre futur et de celui de nos enfants.
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