Juste avant de mourir, en décembre 2020, David Cornwell, alias John Le Carré, a chargé son fils Nick, lui-même romancier, de jeter un œil sur un manuscrit écrit depuis dix ans. Et de le jeter au feu si nécessaire. Le résultat est cet Espion qui aimait les livres, que notre chroniqueur a manifestement adoré : esprit tordu lui-même, il trouve dans les récits de double jeu de l’espionnage un mode d’emploi de la littérature, où ce que l’on écrit recèle, chaque fois, un double fond.
John Le Carré est donc parti retrouver Ian Fleming au paradis des espions-écrivains. Mais autant les œuvres (bien supérieures aux films qui en ont été tirés) du père de James Bond se lisent de façon limpide, autant celles de Le Carré recèlent, à chaque ligne, un trouble. Rien de ce qui est dit ne paraît franc du collier. Les HC (« Honorables Correspondants ») les plus doués, les plus fidèles, sont toujours susceptibles d’avoir trahi, sous le poids des horreurs rencontrées et des contraintes contradictoires, au fil de leur métier. Cet Edward Avon — nom shakespearien s’il en fut — est trop aimable, trop attentionné, trop transparent. Sa sollicitude envers un trader devenu libraire « dans une station balnéaire perdue sur les côtes du Suffolk » est suspecte. Ses relations londoniennes sont-elles juste des excursions extra-maritales ? Son épouse, jadis grande prêtresse des Services, qui meurt doucement d’un cancer, n’est-elle pas une couverture bien pratique pour excuser des déplacements bizarres de porcelaines Ming ? Et l’enquête diligentée par ces mêmes Services — qu’en d’autres livres Le Carré appelait Le Cirque, un sobriquet qui a fini par être adopté par le MI5 — vise-t-elle juste à éclaircir des points de détails — ou à révéler la corruption en profondeur d’une branche du renseignement gangrenée par les Etats arabes ?
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Autant de questions auxquelles Le Carré répondra à sa manière, en laissant en suspens un malaise global. Nick Cornwell a sa petite idée sur ce qui a retenu son père de publier ce livre de son vivant : « L’Espion qui aimait les livres présente une caractéristique inédite pour un roman de Le Carré : il décrit un service divisé entre plusieurs factions politiques, pas toujours bienveillant envers ceux qu’il devrait protéger, pas toujours efficace ou attentif, et en fin de compte, plus très sûr d’arriver à se justifier lui-même ». Bref, les espions ont du vague à l’âme.
On sait que Le Carré était profondément hostile à la guerre lancée par George Bush contre l’Irak — et qu’il méprisait Tony Blair pour avoir marché comme un caniche dans les pas du cow-boy américain. Il pensait que l’Angleterre aurait dû rester sur la ligne qui était la sienne entre 1776 (fin de la guerre d’indépendance américaine) et la reprise des hostilités en 1812 : les deux pays sont par nature des frères ennemis, et la guerre froide n’excuse rien. D’ailleurs, il n’y a pas d’amis, en politique.
L’Espion qui aimait les livres enfonce le clou, en faisant cette fois des guerres de Bosnie le pivot du schisme qui a conduit des agents à œuvrer contre leur pays. Il fustige avec férocité « l’Amérique déterminée à régir le Moyen-Orient quel qu’en soit le prix, sa tendance une guerre chaque fois qu’elle a besoin de gérer les répercussions de la précédente, l’OTAN comme relique de la guerre froide qui fait plus de mal que de bien, et la pauvre Grande-Bretagne qui la suit comme un toutou sans crocs ni maître parce qu’elle rêve encore de grandeur faute de se trouver un autre rêve… »
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Toute ressemblance avec des événements passés ou en cours est bien sûr fortuite. Toute ressemblance avec la France serait bien entendu du mauvais esprit…
Evidemment, l’intrigue est tordue à souhait. Mais c’est le propre des grands romans ou des grands films d’espionnage : rappelez-vous La Lettre du Kremlin, de John Huston — ou La Taupe, tiré en 2011 de la trilogie de Smiley (presque tous les romans de La Carré ont été adaptés au cinéma). Le monde de l’espionnage est une torsion sans fin du réel, que les maîtres-espions tentent de conformer à leur idée. C’est aussi un monde sans fin, où les Services s’épient, se tendent des chausses-trapes, jouent à retourner les agents de l’ennemi, qui retournent les leurs — si bien qu’ils ne savent plus, parfois, lorsqu’ils sont agents doubles ou triples, à qui vont leurs allégeances. Bienheureux les imbéciles et les médias, qui croient que la vérité est noire ou blanche : l’espion vit dans cinquante nuances de gris. Un bonheur de lecture, assurément, si comme moi vous savez lire au-delà des mots, et comprenez a priori que chaque phrase, dans l’œuvre d’un grand écrivain, recèle des sous-entendus, des pièges et des richesses qui font qu’en achetant un roman de 230 pages vous acquerrez plusieurs volumes et de voluptueuses migraines.
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