Chaque année revient, à l’approche du baccalauréat, le classement des meilleurs lycées publié par le ministère de l’Education nationale et relayé par la plupart des quotidiens et des hebdomadaires. Ce marronnier est l’un des plus détestables qui soit et permet à chaque éditorialiste de garde de déverser les habituels clichés sur la formidable supériorité des établissements privés qui trustent les premières places.
Une remarque préliminaire, d’abord : la plupart des gens n’aiment pas l’école et détestent les professeurs. Pour une raison bien simple, c’est que la plupart des gens n’ont pas été de bons élèves et les journalistes n’échappent pas à la règle. Alors ils se vengent. Ils dénoncent la paresse des enseignants, leur absentéisme, leur culture de la grève, leur socialisme moutonnier, leurs vacances à rallonge. Le champion dans cette rancœur hargneuse, notamment à l’égard des littéraires, c’était Claude Allègre, qui s’est fait bouler comme un malpropre à l’entrée de Normale Sup. Il y a des blessures narcissiques, même dérisoires, qu’on n’oublie pas : il est fort probable que le mépris de tel chroniqueur pour un système scolaire forcément inefficace soit dû à une mauvaise note à une compo d’histoire en quatrième ou la colère de tel autre spécialiste autoproclamé contre un ministère forcément budgétivore ait pour origine deux heures de retenues jugées imméritées. Un peu d’honnêteté sur ce point ne ferait pas de mal et je demande à chacun de regarder honnêtement dans son passé. Et de reconnaître qu’à un moment ou à un autre de sa scolarité, si on en avait eu la possibilité, on aurait bien pendu Monsieur X. professeur de physique à un croc de boucher ou fait subir les derniers outrages à Mademoiselle Y pour sa façon méprisante de rendre une dissertation de philosophie dans laquelle pourtant on avait mis tout son génie. Je maintiens que ce facteur psychologique plus ou moins inconscient est trop souvent sous-estimé dans les jugements portés par les médias comme par l’homme de la rue sur l’école, objet comme disent les Anglais d’une étrange « love and hate relationship ». Il est d’ailleurs de bon ton démagogique, chez les décideurs, de dire qu’ils ont été des cancres, ce qui est un moyen de sous-entendre que l’école ne sert à rien et donc qu’il ne sert à rien d’écouter ceux qui transmettent.
Cela dit, le classement annuel des lycées est l’occasion de se livrer, en plus, à un autre sport à la mode qui est le dénigrement des fonctionnaires et du Service public. Ca se calme un petit peu ces temps-ci parce qu’entre les suicides, les dépressions et les agressions, on commence à se dire que si les profs ne sont plus là, qui va garder les mômes, hein, que ce soit les affreux Arabes des banlieues, les ados cyberautistes des classes moyennes ou les petits cons arrogants des beaux quartiers.
Ce classement, dans son idée même, est une mauvaise chose. Il suppose que l’école soit évaluable au même titre qu’une autre politique publique. On renverra ici à Par amour de l’Art de Régis Debray, magnifique éloge du lycée, dans lequel il expliquait notamment que l’idée reçue d’une école qui devait s’adapter à la société, s’ouvrir à l’entreprise était absurde mais que c’était plutôt à la société de s’adapter à l’école, cette donnée première de la République. En cela, il s’opposait aussi bien au sinistre libéral-libertaire Gaby Cohn-Bendit, parangon du fanatisme pédagogiste, qu’à un patronat énervé par ce système qui se refuse encore un peu à être une simple fabrique main d’œuvre diversement qualifiée mais si possible dépourvue de sens critique.
Mais puisque l’évaluation est à la mode, admettons un instant le principe de ce classement. Le ministère a changé lui-même depuis quelques années sa méthodologie. À la place du classement sec sur les résultats du baccalauréat, il fait jouer un système de pondération entre ce que l’on pourrait espérer des résultats, compte tenu de l’environnement sociologique de l’établissement, et ce qui advient effectivement. Ce qui permet, et ce n’est que justice, au lycée Léonid Brejnev dans le neuf-trois de se retrouver largement devant le Lycée pour jeunes filles Sainte-Gudule à Passy.
Il n’empêche, ce classement demeure inacceptable dans la forme comme dans le fond pour deux raisons principales.
La première est d’ordre philosophique : il reflète une société composée de consommateurs et non d’usagers. Après les transports, la poste, l’énergie, la santé c’est au tour de l’école de devenir un service comme un autre, voire une marchandise, avec une morale du « satisfait ou remboursé ». L’école est passée en un quart de siècle du statut d’Eglise laïque de la transmission à celui de supermarché de connaissances utilitaires, ou considérées comme telles.
La seconde raison pour récuser tout classement de ce genre est d’ordre technique et donc beaucoup plus difficilement contestable : le mélange entre établissements privés et établissements publics voudrait faire croire que les deux types de lycée partent sur un pied d’égalité. Or c’est totalement faux, et notamment pour une raison majeure : Sainte-Gudule peut choisir sa clientèle, puisque c’est le terme à la mode, tandis que Léonid-Brejnev est obligé d’accepter tout le monde, y compris d’ailleurs, la petite peste qui se sera fait exclure de Sainte-Gudule pour insolence.
L’établissement public, opposé au privé, se retrouve ainsi un peu comme un joueur d’échec privés de sa Reine avant un match avec Kasparov, ou un boxeur qui monterait sur le ring pour affronter Rocky Balboa avec la main droite attachée derrière le dos.
Ce n’est même pas juste ou injuste, c’est tout simplement absurde.
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