Chaque semaine jusqu’à l’élection présidentielle, la « battle » sur Yahoo ! Actualités confronte les éditos de Rue89 et Causeur sur un même thème. Cette semaine, Luc Rosenzweig et Pascal Riché débattent de la germanophobie.
S’il est un hommage à rendre aux artisans de la construction européenne, c’est bien celui d’avoir rendu la guerre impossible entre les Etats qui sont entrés dans cette union. Cela relativise singulièrement la portée des propos récemment tenus par quelques grandes gueules socialistes un peu énervés par le comportement de Mme Merkel. Il n’y aura, fort heureusement, pas mort d’homme comme conséquence de ces tirades de comptoir proférées par Arnaud Montebourg ou Jean-Marie Le Guen.
Le seul qui aurait eu une sérieuse raison de s’en offusquer, c’est le défunt Otto von Bismarck : se voir comparer avec Angela Merkel a dû profondément troubler son sommeil éternel. Le « chancelier de fer » a construit une nation, alors que la fille du pasteur de Rügen se contente de la gérer comme une épicière aux doigts crochus.
L’invective, en matière de politique internationale, n’est pas plus condamnable, en soi, que l’hypocrisie consistant à se montrer tout miel devant la galerie, et à s’écharper dans les coulisses. Elle a ses classiques, comme le fameux « peuple d’élite, sûr de lui et dominateur » lancé par de Gaulle, en 1967, dans les gencives de David Ben Gourion et des Israéliens. Personne, pas même le grand rabbin de France, n’avait osé, à l’époque, accuser le Général de chercher à réveiller les vieux démons antisémites…
Pour qu’une invective politique soit opérante, il faut qu’elle tape juste, et ce n’est, bien évidemment, pas le cas des évocations historiques (la Prusse ou Munich) pratiquées par Montebourg et Le Guen : le type de domination européenne que vise l’Allemagne de Merkel n’a rien de comparable avec celle que visait Bismarck, et encore moins Hitler. C’est l’usage sans états d’âme d’un rapport de force économique dans une perspective prétendument thérapeutique. « Am deutschen Wesen soll die Welt genesen ! » (« L’Etre allemand doit apporter au monde la guérison », ce vers écrit par un obscur poète de l’époque bismarckienne est redevenu programmatique pour une Allemagne ayant retrouvé sa dignité et son unité. En bonne luthérienne, Angela Merkel est persuadée qu’il lui appartient de contribuer au salut de l’âme de ses voisins, y compris par des moyens coercitifs, si ces derniers se comportent de manière à se rendre tout droit en enfer.
L’ennui, pour elle, c’est que l’Europe n’est pas une communauté souabe piétiste, où chacun accepte de bonne grâce le contrôle de tous par chacun et réciproquement. Il est légitime de rappeler, au besoin fermement, à Mme Merkel qu’il ne suffit pas d’avoir économiquement raison (et encore, cela reste à démontrer !), pour se croire autorisé à dicter une ordonnance de potion amère à des pays et des peuples considérés comme mineurs et irresponsables.
Que la dépendance énergétique de son pays du gaz russe peut inquiéter des pays comme la Pologne ou la République tchèque, qui ont une amère expérience des périodes où Berlin et Moscou s’entendaient sur leur dos. Qu’une politique budgétaire relève, comme son nom l’indique, d’une volonté politique, et non de la chicane judiciaire. Et bien d’autres choses encore qu’il serait trop long de détailler dans le cadre de cette « battle ». Au lieu de cela, on continue à nous jouer la douce musique d’une amitié éternelle qui se transmettrait de génération en génération de dirigeants politiques de part et d’autre du Rhin.
Hausser le ton face aux Allemands, ce n’est pas être germanophobe, c’est pratiquer le langage de la vérité des sentiments, en tout cas telle qu’elle est majoritairement perçue en France.
La germanophobie, c’est bien autre chose. On la trouve d’ailleurs plutôt outre-Manche, où elle a tout le loisir de s’étaler dans les tabloïds chaque fois que l’occasion s’en présente, politique, sportive ou autre. Elle se fonde sur l’essentialisation d’un peuple allemand considéré comme n’étant jamais totalement sorti du territoire symbolique d’une barbarie déjà remarquée par Jules César. La littérature germanophobe a connu son apogée en France à la fin du 19ème siècle, et s’efforçait de débusquer le Goth derrière le visage affable des écrivains, poètes et penseurs d’outre-Rhin.
Les germanophobes étaient peut-être détestables, mais au moins ils connaissaient l’Allemagne. Ce qu’il faut reprocher aux imprécateurs d’aujourd’hui, ce n’est pas de « réveiller les vieux démons ». Il en faudrait beaucoup plus pour tirer ces diables de leur profond sommeil. C’est leur méconnaissance crasse des mécanismes de pensée du plus puissant de nos voisins : au fond, il ne nous veut que du bien et s’étonne que nous ne lui en sachions pas gré. Il y a suffisamment de bons procès à faire aux Allemands pour ne pas perdre du temps à lui en faire de mauvais.
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