«L’assimilation est un crime contre l’humanité» affirmait le président turc Erdogan en Allemagne en 2008. En France, qu’il se rassure, les immigrés turcs ne se caractérisent pas franchement par leur assimilation. Chiffres.
Au mois d’octobre 2020, diverses villes de France ont été le théâtre des mêmes scènes stupéfiantes. À Dijon, Vienne ou Décines, plusieurs centaines d’individus brandissant des drapeaux turcs ont improvisé des défilés à la nuit tombée, scandant des slogans à la gloire du président Erdogan, des invocations religieuses (« Allah akbar ») ainsi que des menaces de mort envers la population d’origine arménienne.
Ces épisodes s’inscrivaient dans un contexte de fortes tensions entre Paris et Ankara, du face-à-face en mer Égée jusqu’à la violente crise diplomatique autour des caricatures de Mahomet, en passant par la guerre au Haut-Karabagh. L’attention publique s’est alors portée sur cette communauté immigrée parfois réputée plus discrète que d’autres, mais néanmoins qualifiée d’« isolat turc » (Jérôme Fourquet) en raison de sa fermeture et de sa réputation d’allégeance au pays d’origine.
Une natalité très supérieure à la moyenne
L’immigration turque a été amorcée en 1965 avec la signature d’une « convention de main d’œuvre » entre la France et la Turquie, suscitant l’arrivée (pensée comme provisoire) de milliers de travailleurs dans les années qui suivirent. L’arrêt officiel de l’immigration de travail en 1974 et le décret de 1976 instaurant un droit au regroupement familial ont radicalement changé la nature de ces flux. La communauté turque est aujourd’hui forte d’environ 700 000 personnes– dont plus de la moitié aurait acquis la nationalité française, d’après le chercheur Mehmet Ali-Kanci[1].
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Cette diaspora connaît une croissance démographique portée par deux moteurs conjoints. D’abord une natalité très supérieure aux standards nationaux : les immigrées turques en France ont en moyenne 3,1 enfants par femme d’après le démographe François Héran, contre 1,9 pour les femmes non-immigrées (et 2,1 en Turquie même)[2]. Mais également la poursuite de l’immigration, qu’elle soit légale – par l’obtention de titres pour « motif familial » en premier lieu – ou illégale.
Les Turcs connaissent un retard persistant en termes d’activité professionnelle : 47,6% des Turcs de plus de 15 ans vivant en France en 2016 étaient chômeurs ou inactifs (ni en emploi, ni en études, ni en retraite), soit un taux trois fois plus élevé que celui des Français (14,2%)[3]. La « deuxième génération » possède par ailleurs un niveau de qualification académique spécialement bas : d’après l’INSEE, seuls 39% des 20-35 ans enfants d’immigrés turcs étaient diplômés du baccalauréat en 2008, soit une proportion inférieure de presque 30 points à celle des 20-35 ans ni immigrés ni enfants d’immigrés (68%) et le taux le plus bas parmi toutes les origines étudiées – y compris maghrébines et sahéliennes[4].
Endogamie record
Au-delà de ce déficit socio-éducatif, la communauté turque en France se distingue surtout par une forme accentuée de ségrégation volontaire. Celle-ci repose sur trois éléments principaux : une endogamie record, l’autarcie linguistique et une pratique « nationaliste » de l’Islam.
Les données fournies par Jérôme Fourquet dans L’Archipel français sont particulièrement frappantes : 93% des femmes et 80% des hommes descendant d’immigrés turcs en France épousent un conjoint turc ou d’origine turque, faisant ainsi de ce groupe ethnoculturel le plus endogame de tous[5]. À titre de comparaison, les femmes d’origine marocaine – deuxième groupe le plus endogame – sont « seulement » 70% à épouser un homme de même origine.
Le chercheur Samim Akgönül constate que les choix matrimoniaux des Turco-Français s’orientent plus souvent vers des partenaires résidant encore en Turquie que vers la diaspora déjà présente en France[6] ; il y perçoit la marque de stratégies parentales visant à entraver une acculturation trop poussée de la génération suivante. Cela passe notamment par un recours fréquent aux mariages « arrangés » ainsi que la récurrence surprenante des unions intra-familiales.
Des mosquées dédiées et sous influence
Cette endogamie hors-normes est rendue possible par un cadre culturel hermétique, marqué entre autres par des pratiques langagières en rupture avec la société d’accueil. L’enquête Trajectoires et Origines de l’INED révèle que seuls 31% des femmes et 57% des hommes immigrés turcs se déclarent « à l’aise » à l’oral en français – soit le plus bas niveau de l’étude[7]. Les Turcs sont aussi les immigrés qui déclarent le plus souvent transmettre exclusivement leur langue d’origine à leurs enfants.
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Musulmane sunnite dans sa grande majorité, la diaspora turque cultive également sa singularité dans la pratique religieuse. Jérome Fourquet constate que « les communautés turques disséminées sur le territoire national se dotent quasi systématiquement de leur propre mosquée, alors que les musulmans issus d’autres origines partagent souvent le même lieu de culte »[8].
Lesdites mosquées connaissent deux principaux types de tutelle : soit le Diyanet, ministère turc chargé du culte, avec ses imams-fonctionnaires qui opèrent en France sous le paravent du Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF) ; soit des confréries islamiques non-gouvernementales mais proches du régime d’Ankara, dont le Millî Görüs – qui pilote le projet controversé de grande mosquée à Strasbourg. Le CCMTF et Millî Görüs font partie des quatre organisations membres du CFCM à avoir refusé de signer la « Charte des principes pour l’Islam de France »[9], censée affirmer la compatibilité entre la religion musulmane et les principes républicains.
Une communauté acquise à Erdogan
L’ampleur de la communauté turque en France, son cloisonnement et sa structuration en font un levier majeur d’influence pour le gouvernement turc – dont l’usage est grandement facilité par le soutien dont l’AKP bénéficie dans cette population : lors de l’élection présidentielle de 2018, Erdogan a obtenu 63,9% des suffrages exprimés dans les bureaux de vote ouverts en France[10].
Cette instrumentalisation prend différentes formes. On la retrouve dans l’activisme violent des « Loups gris », groupe paramilitaire agissant en bras armé de l’État profond turc, que le gouvernement français a formellement dissous en novembre dernier. On la distingue derrière le Parti Égalité et Justice, branche officieuse de l’AKP en France qui s’est présentée à plusieurs élections dans les territoires de forte implantation turque. On la perçoit enfin dans les multiples cas d’entrisme politique au niveau local, récemment recensés par le chercheur Tigrane Yégavian lors des municipales
Alors que la France est confrontée à l’hostilité grandissante de la Turquie sur plusieurs théâtres militaires et politiques, un tel constat appelle des réponses politiques courageuses.
Cet article est le résumé d’une étude menée par l’Observatoire de l’immigration et de la démographie que nous avons publiée en deux parties.
> Lire la première partie : Enquête: qui sont les Turcs en France? <
> Lire la deuxième partie : Les Turcs en France sont-ils vraiment acquis à Erdogan? <
[1] Mehmet Ali-Akinci, « La communauté turque en France en 2020 », revue France Forum, mai 2020
[2] François Héran, entretien avec L’Opinion, 4 octobre 2019 (Lien)
[3] Ministère de l’Intérieur, « L’immigration en France, données du recensement 2017 » (consulté le 22/11/2020 : Lien)
[4] INSEE, Immigrés et descendants d’immigrés en France, 2012 (Lien)
[5] Jérôme Fourquet, L’Archipel français, Seuil, 2019, p.170
[6] Samin Akgönül, « Appartenances et altérités chez les originaires de Turquie en France. Le rôle de la religion », Hommes & Migrations, juillet 2009, pp. 34-49
[7] Stéphanie Condon et Corinne Régnard, « Les pratiques linguistiques : langues apportées et langues transmises » in Trajectoires et Origines. Enquête sur la diversité des populations en France, INED éditions, 2016, p. 124
[8] Jérôme Fourquet, op. cit., p. 172
[9] Voir l’article du Figaro à ce sujet
[10] Voir l’article du Point à ce sujet
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