Réédition du roman Les Tortues de l’écrivain et poète mauricien Loys Masson, chez L’arbre vengeur Editions. Un roman marin sur la mémoire et la vengeance.
En novembre 1904— l’été, sous ces latitudes— un brick, La Rose de Mahé est à quai, aux Seychelles, dans l’île de Mahé. Seamus Eckardt, le capitaine, retarde son départ alors que sévit, dans l’île, la variole. Ce capitaine est un trafiquant de tout— armes, opium, alcool, esclaves. Cette fois, à la recherche d’un trésor dont un homme, prisonnier à fond de cale, détient le secret, il attend l’embarquement d’une cargaison de grandes tortues, à destination d’un zoo d’Aden. Sans vaccin, le brick prend, enfin, la mer, la mort et la folie à bord.
Epidémie à bord !
Vingt ans après, le narrateur se souvient de la Rose de Mahé, naufragée corps et biens. Le visage grêlé par la variole, « véritable gravure de l’enfer », il veut connaître la vérité. Qui mit le feu sur le pont ? Qui détruisit le bateau, empêchant les révoltés d’accoster quelque part, une fois déclarée l’épidémie ?
Le narrateur, sans nom ni identité, est planteur de vanilliers. Il boit de la dame-jeanne jusqu’à plus soif. Il aime tout ce qui vit, excepté les tortues, qu’il hait. Chaque fois qu’il en voit une, il la renverse sur le dos, sort son couteau sous la membrane et la regarde agoniser. Car la tortue, c’est Bazire, « Bazire-Tortue », un ancien camarade de classe, un mulâtre « au sourire cruel plein de finesse », qui lui rend visite, chaque année, dans les vanilliers— le seul survivant du naufrage. Indéfinissable et menaçant, que vient-il faire, sinon vérifier les progrès de la mort sur ce visage grêlé ? Qui es-tu, Bazire, qu’une haine obscure unit au narrateur ? L’ami des tortues, leur intercesseur entre leur monde et le nôtre, qui envoie, chaque année, une lettre, « marquée au sceau d’une patte cornue de tortue, véritable empreinte digitale de l’enfer » partagé avec les douze marins de La Rose ? Le capitaine les appelait « ses frelons », et il leur avait promis de l’or « à se faire péter le ventre ».
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Tout le roman respire l’odeur fade et satanique, résonne du bruit —« bloc loc, bloc loc »— des mastodontes antédiluviens, qui témoignent de la « lourdeur des temps de la vie cuirassée contre Dieu, d’avant le temps consolateur. » Reptiles, les tortues sont de la race du serpent. Mais alors que le serpent clame la damnation, la tortue, « c’est Sisyphe qui transporte son rocher, avec le rictus de la cruauté calme des yeux qui ont regardé avant le temps, et les chocs sonores des carapaces dans l’accouplement. » D’où la scène impressionnante, justement, de l’accouplement des tortues, et celle où Bazire force le narrateur, au bord de la folie, à mettre la main sous un ventre flasque pour se protéger du mal. Car une tortue est talisman.
Poésie portuaire
Les marins, hauts en couleur, sont évoqués, dans leur misère et leur avidité, leur caractère frustre dont Maccaïbo, déjà atteint quand il danse, beau comme un Christ noir, avec « sa peau où l’or du soleil rit si bien », véritable Orphée de la légende — et que le narrateur sera obligé de tuer d’une balle de pistolet. Sans oublier la nuit hallucinée d’alcool, où les marins veulent jeter le narrateur par-dessus bord, par peur de la contagion. Il y a aussi la mutinerie pour forcer le capitaine à accoster. Or, relâcher, c’est se livrer à la police et dire adieu à l’or, le Graal qui prend la forme, à la fois réelle et fantastique, des deux chandeliers qui permirent au capitaine de reconnaître dans leur propriétaire — son prisonnier — un compagnon d’aventure de jadis. Et c’est quand les « frelons » vont s’emparer du bateau de sauvetage qu’un incendie se déclare. D’où cette question sans réponse : lequel des douze, ou du maître, détruisit le bateau pour empêcher la Rose d’accoster quelque part ?
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Un souffle fantastique et biblique, violent et lyrique soulève les pages, véritables poèmes en prose, alternant avec la trivialité—ou bien, c’est une poésie très pure, comme celle des ports « frémissant d’épices et d’air léger… dépêchant quelques mouettes très haut, en commissionnaires blanches de joie—ou était-ce un mirage ? » Et ce roman de la mer, de la mémoire et de la vengeance, se clôt sur l’égorgement — par qui ?— du coq rouge tant aimé, à la queue flamboyante, dans le champ des vanilliers.
C’est un bonheur de lire, réédité aux éditions L’Arbre Vengeur, ce roman d’une rare puissance, paru en 1956, directement inspiré des Encantadas de Melville, mis au rang des plus grands : Stevenson et Conrad. En première de couverture, une carapace de tortue, sur fond noir, comme un masque, évoque les ténèbres. La préface d’Eric Dussert est très heureuse.
Loÿs Masson (1915 / 1968) est originaire de l’île Maurice. Il fut un des grands poètes de la Résistance et le rédacteur en chef des Lettres françaises. Auteur du Notaire des Noirs, de Saint Alias, il est aussi un immense poète dont Michaux disait : « C’est pour moi l’un des seuls d’à présent qui ait une voix. Et elle va droit en moi ». Qui rééditera La Croix de la Rose rouge et la Dame de Pavoux ? En attendant ce bonheur, ce livre somptueux témoigne qu’Orphée est toujours vivant.
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