On perçoit, depuis les élections régionales, une certaine agitation dans les provinces de France. Elle commence aux portes de la capitale avec la grogne des élus de banlieue, de toutes tendances, contre le projet du « Grand Paris » porté, au nom de l’Elysée, par le secrétaire d’Etat Christian Blanc. Les départements, un peu éclipsés par la mise en avant électorale des régions, se font à nouveau entendre : les conseils généraux entrent en rébellion plus ou moins ouverte contre l’Etat. Ils se plaignent du transfert des charges non compensées provoqués par la mise en place du RSA et de diverses prestations à la personne, alors que leurs rentrées fiscales sont laminées par la crise. Claude Bartolone, le remuant président du Conseil général du 9-3, fait voter un budget en déséquilibre pour défier l’Etat. Ses homologues de droite ne vont pas aussi loin, mais ne manquent pas de faire savoir que l’augmentation des impôts locaux et la réduction des budgets départementaux leur est imposée par la pingrerie de l’Elysée et de Matignon. Les paysans voient leurs revenus fondre comme la neige en avril, et s’attendent à un nouveau coup de Trafalgar avec la réforme de la PAC. L’union de la culture et de l’agriculture, principales victimes des coupes budgétaires rassemble dans une même colère le producteur de lait et les soutiers de la décentralisation du théâtre, des arts et de la musique.
L’affaire, dira-t-on, n’est pas nouvelle : l’opposition séculaire des jacobins et des girondins, des provinces contre le pouvoir central, des barons locaux contre les grands seigneurs de la Cour est une des constantes du débat politique français.
Contrairement à ce qui se passe en Espagne, en Italie et même en Grande-Bretagne, cette éternelle querelle ne met pas en cause l’unité de la République. La revendication indépendantiste ou autonomisme n’intervient qu’à la marge, dans des régions périphériques. Elle est présente de manière endémique en Corse, comme cela s’est encore révélé lors des élections régionales et à, un moindre degré, dans la partie française du Pays basque. La République, quelle que soit la couleur politique de ses dirigeants, est parvenue à en limiter les effets nuisibles en faisant usage, tour à tour, de la répression contre les éléments les plus violents, et du dialogue avec ses représentants réputés modérés. Les mouvements ethnoculturels bretons, occitans, alsaciens et catalans ne se font aucune illusion sur leur capacité à entraîner derrière eux les populations des territoires qu’ils voudraient faire revenir au temps où les langues et cultures régionales résistaient à l’uniformisation décrétée par le pouvoir parisien. Ils doivent se contenter des petits gestes de l’Etat pour les amadouer : des panneaux de signalisation bilingues, des épreuves facultatives de patois au baccalauréat, écoles Diwan et autres bimbeloteries folkloriques qui amusent les touristes.
La révolte qui gronde actuellement dans nos provinces n’est pas de cette nature. Elle ne saurait se résumer, n’en déplaise à nos amis paléo-marxistes ou néo-anticapitalistes, à une version moderne de l’éternelle lutte des classes. Elle traverse toutes les institutions qui fondent notre République et notre démocratie. Elle n’épargne ni le Parti socialiste, ni les syndicats, comme en témoignent la contestation des « centrales » et de leurs dirigeants par les barons locaux du PS ou les grandes gueules cégétistes sur le terrain qui dénoncent la supposée connivence de Bernard Thibaut avec Nicolas Sarkozy.
En se lançant dans une réforme en profondeur de l’organisation territoriale de la France, le président de la République avait, sur le papier, de solides arguments à faire valoir. Le « millefeuille » institutionnel issu de l’empilement des structures : communes, intercommunalités, département, régions produit de l’opacité, des chevauchements de compétences, de la bureaucratie inutile, favorise le gaspillage, le clientélisme et la corruption.
La commission Balladur, à laquelle participaient quelques « grands élus » de gauche comme Pierre Mauroy et André Vallini, avait établi un constat de ces dysfonctionnements et formulé quelques propositions pour y remédier. Nicolas Sarkozy s’en est largement inspiré pour concevoir une réforme des territoires permettant une plus grande efficacité de leur gestion, et une meilleure lisibilité politique de leurs structures.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que cela ne marche pas, et que l’échec de cette réforme pourrait bien être le dernier clou enfoncé dans le cercueil du sarkozysme. Outre quelques maladresses qui auraient pu facilement être évitées, comme cette absurde proposition du scrutin uninominal à un tour pour les futurs conseillers territoriaux, ce projet souffre de l’absence totale de confiance dans celui qui le porte.
Les territoriaux, c’est à dire l’immense majorité des Français qui habitent quelque part et ne font pas partie d’une élite « déterritorialisée » indifférente au lieu où elle est amenée à incarner l’Etat, l’Economie, la Culture, ou la Presse avec des majuscules, ne se sentent ni aimés, ni compris par le pouvoir. Certes, Nicolas Sarkozy ne peut être taxé de l’hypocrisie de certains de ses prédécesseurs, comme Jacques Chirac ou François Mitterrand. Ces derniers avaient compris que leur ancrage symbolique dans la France provinciale était la meilleure garantie de leur tranquillité dans l’exercice régalien du pouvoir à la française. Certes, le peuple des territoriaux n’était pas totalement dupe de cet enracinement factice, mais un cocktail de flatteries et de largesses financières dans les périodes fastes suffisait à maintenir le calme et la jovialité dans les provinces.
Le pouvoir « hors sol » est peut-être une figure postmoderne de l’organisation des sociétés démocratiques, mais la terre, qui ment comme tout le monde, sait aussi se venger.
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