La nouvelle présidente du Conseil italien n’est pas la dangereuse postfasciste décriée par ses adversaires. Dans l’exercice de l’Etat, elle se révèle technique, pragmatique, voire conciliante. Et la crise de l’Ocean Viking a révélé qu’elle pouvait défendre ses idées sans renoncer au cadre européen.
Le 25 octobre, au lendemain du discours de politique générale de Giorgia Meloni au Parlement, 44 % des Italiens ont affirmé leur confiance en leur nouvelle présidente du Conseil.[1] Il y a quelques mois encore, personne n’aurait parié sur une telle adhésion. Meloni étonne et rebat les cartes du souverainisme à l’italienne. Elle déstabilise les observateurs européens et les pousse à changer de lexique : désormais au pouvoir, une stratège insoupçonnée apparaît derrière la prédatrice politique qui ne peut plus être réduite aux interventions racoleuses de sa campagne électorale.
Une ascension étonnante
Au terme des élections législatives de septembre, la coalition de droite a remporté 43,8 % des voix et le parti de Giorgia Meloni, Fratelli d’Italia, est arrivé en tête avec 26 % des suffrages, contre 4,3 % en 2018. Il est allié à Forza Italia de Silvio Berlusconi dont la longévité frise la science-fiction et à la Lega de Matteo Salvini, qui n’a séduit que 8,9 % des votants contre 18 % quatre ans plus tôt. « Aucune surprise. Mais Salvini s’est pris une vraie raclée tout de même », remarque Marco qui tient le bar Rialto, au centre de Venise, où l’on commente chaque matin l’actualité politique. Autour de lui, on glose sur l’effet de vases communicants. « La Meloni » a siphonné les voix de son ex-concurrent avec une habileté qui laisse pantois. Autrefois jugée plus outrancière que Salvini, elle a emprunté le virage de la respectabilité tout en refusant de participer au précédent gouvernement multipartite de Mario Draghi, contrairement à la Lega qui a ainsi déçu son électorat. Les Italiens ont donné l’avantage au seul parti antisystème : Fratelli d’Italia. Tous deux résolument souverainistes, Salvini et Meloni se sont toujours opposés à la technocratie bruxelloise. Mais Meloni ne l’a pas fait en faveur de la Russie, contrairement à Salvini, dont le parti a reçu des financements russes maintes fois épinglés par la presse italienne. Elle s’est rapprochée de la Pologne en prônant une Europe catholique ; et elle a approuvé les sanctions contre la Russie en se réclamant de l’OTAN. Enfin, contrairement à Salvini, elle ne connaît pas les déboires judiciaires qui privent le chef de la Lega du ministère de l’Intérieur qu’il briguait. « Meloni est la seule qui ne traîne pas de casseroles », nous dit Marco.
La sempiternelle crise italienne
La victoire de la nouvelle présidente du Conseil résulte d’une crise endémique face à la laquelle les gouvernements successifs se sont révélés impuissants. Ces dernières années, les grands partis sont tous passés aux commandes, avec les promesses et les déceptions qui en découlent. Seuls les Fratelli d’Italia sont restés à l’écart des responsabilités. « On n’avait jamais essayé Meloni : on va voir ce que ça donne ». Le raisonnement est récurrent chez les électeurs désabusés. L’enjeu est de taille : l’Italie a besoin de réformes. Mais comment réformer un pays qui, depuis 1946, a vu se succéder 68 gouvernements ? La nature du régime parlementaire et des scrutins italiens induit la nécessité de gouverner par coalition. Or les coalitions ne durent pas ; leur brièveté encourage le nomadisme des électeurs. En théorie, l’alliance actuelle est élue pour cinq ans. Mais qui, aujourd’hui, peut affirmer que des ego aussi divergents que ceux de Berlusconi et Salvini tiendront longtemps sous la coupe d’une femme telle que Giorgia Meloni ? Consciente des faiblesses de la constitution parlementaire, la présidente du Conseil s’est positionnée pour une présidentialisation du système avec l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct. Mais la réforme est quasiment impossible à mettre en œuvre.
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C’est dans ce contexte que l’Union européenne a accordé un quart du plan de relance post-Covid à l’Italie : 191 milliards d’euros sur un total de 750. Le pays est ainsi le mieux doté de la zone euro. Mais le calendrier des versements est conditionné aux fameuses réformes. La situation a ainsi fait évoluer Giorgia Meloni, passée d’un euroscepticisme radical à un habile plaidoyer pour une Europe confédérale. Arrivée au pouvoir, elle dévoile un projet idéologique plus subtil que ses slogans de campagne.
De l’idéologie…
Comme la majorité des partis souverainistes européens, Fratelli d’Italia entend respecter scrupuleusement les institutions démocratiques et le prouve. Le projet de Giorgia Meloni met à l’épreuve des épithètes appartenant au siècle dernier : au placard, les obsolètes « post-fascisme » et « extrême droite ». Le fascisme imposait l’exercice du pouvoir par la force et la violence. En appelant de ses vœux l’élection directe du président de la République par les Italiens, Meloni est plus démocrate que les démocrates. Certes, on ne peut nier l’orientation populiste de sa dernière campagne, dans un pays où l’art oratoire passe avant tout par l’affect. Mais deux semaines après avoir été élue, elle a précisé : « Il ne faut pas avoir peur du récit mainstream, car la bonne nouvelle est que les gens n’acceptent pas un récit intéressé. Ils veulent aller aux sources de l’information, sans médiation. Ils veulent comprendre et écouter, et quand ils nous écoutent, ils comprennent que nous sommes tout sauf des monstres ». Force est de constater qu’une fois son gouvernement installé, Meloni se révèle beaucoup moins épidermique et soupe au lait qu’on aurait cru. Elle voit plus loin que le bout de son nez.
Depuis la crise de 2008, sept présidents du Conseil se sont succédés, revendiquant toujours un changement radical à court terme. Tous se sont fait broyer par le système. Avec Meloni, un nouveau cycle s’ouvre. Elle institutionnalise son positionnement tant au niveau national qu’international et, contrairement à ce qu’on a annoncé, son gouvernement est non seulement libéral, mais aussi davantage technique que politique. Meloni entend rester longtemps aux manettes. Antonio Tajani, son ministre des Affaires étrangères et vice-président du Conseil, est pro-européen, de même que son ministre de l’Économie, Giancarlo Giorgetti. Salvini, lui, est relégué aux Infrastructures, et les outranciers à des postes subalternes. Ainsi en va-t-il des deux présidents des chambres, piliers de la campagne, dont la marge de manœuvre est aujourd’hui réduite.
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Contrairement à ses prédécesseurs au pouvoir, Meloni est romaine et n’est pas issue de l’establishment. Elle comprend mieux les rythmes lents et complexes d’un système italien comparé, à juste titre, à l’administration papale. Face à la délicate équation européenne qui exige des contreparties au plan de relance, la nouvelle présidente du Conseil a déclaré : « Mon idée de l’Europe est celle d’une Europe confédérale dans laquelle s’applique le principe de subsidiarité. Bruxelles ne fait pas ce que Rome peut mieux faire, Rome n’agit pas là où, seule, elle n’est pas compétitive. L’Europe est envahissante dans les enjeux minimes et absente dans les grandes questions. Ne serait-il pas préférable de laisser le débat sur le diamètre des vongole aux États nationaux et de traiter plutôt l’approvisionnement énergétique au niveau de l’UE ? »
En pratique…
Première tension, la crise des migrants de l’Ocean Viking. Meloni n’a pas transigé avec la cible récurrente de sa campagne électorale : Emmanuel Macron, très mal perçu en Italie pour ses allégations condescendantes lors de la dernière crise du genre (celle de l’Aquarius en 2018) et pour les propos maladroitement interventionnistes de sa secrétaire d’État Laurence Boone après la victoire des Fratelli d’Italia. La cordialité du bref tête-à-tête Macron-Meloni, le 23 octobre à Rome, a fait long feu. Après le refus de l’Italie d’accueillir les 234 migrants de l’Ocean Viking et l’arrivée du bateau à Toulon, la France a pensé pouvoir prendre à partie le reste de l’Europe dans ce nouveau bras de fer avec son voisin. Gérald Darmanin s’est empressé de l’accuser de « ne pas se comporter en pays européen responsable » et a annoncé par la même occasion la suspension de la relocalisation, en France, de 3 500 réfugiés présents en Italie – relocalisation prévue par le mécanisme conclu au niveau européen le 10 juin dernier à l’issue de vingt et un mois de négociations entre les 27 États membres. Le gouvernement Meloni a dénoncé une réaction disproportionnée et a affirmé son désir de trouver une solution au niveau européen, a contrario des Polonais et des Hongrois qui défendent des politiques migratoires nationales. Antonio Tajani, chef de la diplomatie italienne, souhaite « un vrai plan Marshall européen pour l’Afrique et des accords avec la Libye, la Tunisie, le Maroc, le Niger et les autres pays du Sahel ». Et l’Italie trouve des oreilles attentives à Bruxelles : Manfred Weber, président (allemand) du groupe de centre droit PPE au Parlement européen, fait le voyage à Rome pour proposer des solutions et Ylva Johansson, commissaire européenne aux Affaires intérieures, reçoit le ministre italien de l’Intérieur Matteo Piantedosi. L’Italie méloniste n’est donc pas mise au ban comme l’espéraient les Français et les tête-à-tête de la présidente du Conseil avec Joe Biden et Xi Jinping lors du G20 ont confirmé que le pays est tout sauf isolé. Pour l’instant, la stratégie Meloni porte ses fruits sur l’échiquier international.
« Chi va piano va sano e va lontano »
Au début et à la fin du siècle dernier, l’Italie a inventé d’une part le fascisme, de l’autre le matador médiatico-capitaliste avec Berlusconi. Giorgia Meloni propose un nouveau modèle. Qui aurait annoncé que la prédatrice populiste serait conseillée, une fois arrivée au pouvoir, par son prédécesseur, le très respecté Mario Draghi, dans les orientations de sa nouvelle politique ? L’Italie n’a plus droit à l’erreur. Or, face au besoin de réformes, le programme économique de Meloni laisse perplexe : il prévoit des réductions d’impôts pour les entreprises et les ménages tout en annonçant une augmentation des dépenses de l’État au profit du protectionnisme industriel. Notons que l’Italie manque de bras, ce qui est difficilement compatible avec la politique migratoire de la nouvelle coalition : l’immigration représente aujourd’hui 10 % de la main-d’œuvre.
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Prise entre la réalité de la situation et ses promesses électorales, Giorgia Meloni réussira-t-elle là où ses prédécesseurs ont échoué ? Les premières mesures de son gouvernement ne semblent pas encore à la hauteur de la situation : augmentation du plafond de retrait d’argent liquide pour permettre aux Italiens de revenir à leurs vieilles habitudes, crédit d’impôt aux entreprises sur les dépenses énergétiques… Certes, on annonce une future hausse des salaires pour relancer l’économie par la consommation, mais pas de réformes structurelles pour l’instant. Les mois qui viennent nous diront si Giorgia Meloni sait ne pas décevoir son électorat et si les deux gros cailloux dans sa chaussure qui ont pour noms Berlusconi et Salvini n’auront pas raison de ses ambitions au long cours.
[1]. Sondage Demopolis du 27 octobre 2022.