En juin dernier, dans une déclaration martiale comme il a coutume de faire, Emmanuel Macron affirmait que la « République ne déboulonnera pas de statues ». Force est de constater que le contraire est arrivé dans plusieurs départements ultra marins. Dans son dernier essai[tooltips content= »Les statues de la discorde, Passés Composés, février 2021″](1)[/tooltips], l’historienne Jacqueline Lalouette recense statues et monuments vandalisés ou détruits par le mouvement antiraciste et décolonialiste dans différents pays du monde, des Etats-Unis à l’Australie en passant par des pays européens… en particulier la France. En s’appuyant très précisément sur divers exemples, elle montre comment certains militants antiracistes et décolonialistes manipulent l’histoire – à moins qu’ils l’ignorent – pour faire table rase d’un passé qu’ils jugent indésirable.
Isabelle Marchandier. Dans votre essai, vous faites la liste des statues et des monuments vandalisés ou détruits en France et dans le monde par la fureur iconoclaste du mouvement antiraciste et décolonialiste. Un continent y échappe : l’Asie. Comment expliquez-vous cette exception ?
Jacqueline Lalouette. Mon essai se rapporte uniquement aux événements de 2020. Si l’Asie n’y figure pas, c’est que, du moins dans les pays ayant été colonisés par la France, ne furent pas érigées de statues ayant un rapport avec l’esclavage. En revanche, il existait des statues de Français concepteurs ou acteurs de la colonisation : celles de Gambetta et de l’explorateur Francis Garnier à Saigon, celle de Jules Ferry – grand partisan de la colonisation – à Haiphong, celle de Paul Bert – résident général de l’Annam-Tonkin en 1886 – à Hanoï. En outre, Jules Ferry et Paul Bert, le second surtout, étaient partisans de la hiérarchisation des races et considéraient que la « race jaune » était inférieure à la « race blanche ». Ces statues ont toutes disparu après le départ des Français provoqué par la défaite de Dien-Bien-Phu et les accords de Genève (1954), ce qui a contribué à effacer le souvenir de la colonisation française. En Inde, la statue du Français Joseph François Dupleix, gouverneur de Pondichéry, érigée en 1870, fut transférée dans les jardins du Consulat français en 1965 ; à sa place, s’éleva celle du premier ministre Jawaharlal Nehru, figure de l’Indépendance indienne. Puis, en 1982, l’effigie de Dupleix fut installée dans le Children’s Park de la ville. Toujours en Inde, des statues d’Anglais furent détruites après l’Indépendance, mais, à Calcutta, le mémorial de la reine Victoria a été préservé.
La mort de George Flyod et les revendications du mouvement antiraciste Black Lives Matter ont allumé la mèche de cette fureur iconoclaste. Sans cet événement tragique, le tag « Négrophobie d’État » aurait-il été peint sur le piédestal de la statue de Colbert, devant l’Assemblée Nationale ?
Si l’épisode iconoclaste qui traversa la France en 2020 ne fut pas étranger à la fièvre états-unienne et planétaire consécutive à l’assassinat de George Floyd, il faut néanmoins relativiser cette concomitance, et rappeler que certaines statues érigées en France continentale ou ultramarine étaient contestées depuis plusieurs années.
Ainsi, en 2020, l’iconoclasme s’est manifesté en Martinique dès le 22 mai, date anniversaire de l’abolition de l’esclavage dans ce département ultramarin, soit trois jours avant le meurtre de George Floyd. Même sans la mort de celui-ci, la statue de Colbert aurait sans doute été vandalisée, car elle est contestée depuis plusieurs années par le Collectif représentatif des associations noires (CRAN). Son président, Louis-Georges Tin, publia le 28 août 2017 dans le journal Libération une tribune expliquant son hostilité à cette statue parisienne du grand ministre de Louis XIV. Au même moment, le mouvement Black Lives Matter, fondé en 2013, contestait la présence, dans le Sud des États-Unis, des statues des généraux confédérés qui étaient favorables au maintien de l’esclavage durant la Guerre de Sécession. Louis-Georges Tin expliqua alors que l’on ne pouvait pas approuver l’action des manifestants de Charlottesville et tolérer la présence de la statue de Colbert à Paris. Il y a donc bien un lien entre l’action des militants américains et celle des militants français, mais il est antérieur à 2020.
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Le cas de Colbert est-il symptomatique de cette damnatio memoriæ, de ce châtiment post mortem jeté par un antiracisme en quête de réparation ?
Après avoir été pendant longtemps une personne relativement consensuelle pour les Français, Colbert a incarné la prétendue « négrophobie de l’Etat ». Le cas de Colbert est surtout symptomatique de l’ignorance de certains militants ou de leurs manipulations de l’histoire. On reproche à Colbert d’avoir rédigé et signé le « Code noir », expression apparue en 1718 pour désigner un ensemble de textes relatifs au statut des esclaves dans les colonies françaises. La première ordonnance, relative à la Martinique, fut achevée et signée au printemps 1685 : or Colbert est mort en septembre 1683. Cependant, c’est bien lui qui, en 1681, au nom de Louis XIV, a confié à l’intendant de la Martinique le soin de recueillir les informations concernant les esclaves de cette île. Il voulait imposer à tous les maîtres un règlement unique, d’origine royale, affirmer l’autorité de Louis XIV sur cette colonie et combler un vide juridique en codifiant tout ce qui concernait le statut des esclaves. La première signature figurant sur l’ordonnance est celle de Louis XIV, et la seconde est bien celle de Colbert, mais il s’agit du fils du Grand Colbert, qui avait pris la succession de son père. A partir de ce texte, la loi – et donc le roi – s’interposa, du moins en théorie, entre l’esclave et le maître et limita le pouvoir arbitraire de ce dernier. Cette ordonnance de 1685 n’incarne donc pas un racisme d’Etat, mais la puissance de la monarchie absolue. D’ailleurs, le document déplié sur les genoux de la statue de Colbert n’est pas l’ordonnance, mais le plan de l’hôtel des Invalides ! Affirmer que cette statue a été érigée à la gloire de l’esclavage est le fait de militants voulant faire de la France un État négrophobe régi par un « racisme systémique ».
Cette falsification historique est également à l’œuvre dans ce que vous appelez « la haine antischœlcherienne » à l’origine de la destruction des statues de Victor Schœlcher, le père de l’abolition de l’esclavage en France…
Hier encore, Schœlcher était grandement loué, entres autres, par des grandes figures de la scène littéraire comme Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire. En 2020, cinq des monuments à son effigie ont été tagués, abattus ou détruits en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane. Pourquoi une telle hostilité envers celui qui était jusqu’alors présenté comme le « père » du décret d’abolition de l’esclavage (27 avril 1848) – l’un des actes majeurs de la jeune Seconde République – et dont les cendres furent transférées au Panthéon en 1949 ? Des militants antillais indépendantistes lui reprochent, au contraire de ne pas avoir été l’abolitionniste et l’ami des noirs comme on l’a traditionnellement dépeint. Pour ce faire, ils tronquent et manipulent ses écrits afin de lui prêter des pensées racistes et de prétendre qu’il fut pendant longtemps opposé à l’abolition totale de l’esclavage.
Les militants du Mouvement International des Réparation (MIR) lui reprochent aussi d’avoir voulu que les propriétaires d’esclaves soient indemnisés de la perte de leurs « propriétés », et d’avoir été opposé à l’indemnisation des esclaves, ce qui est faux. Mais, lorsque la question des indemnités fut discutée, en 1849, Victor Schœlcher n’était plus sous-secrétaire d’État, il n’était qu’un député parmi d’autres et appartenait même à l’opposition ; son point de vue n’avait aucune chance d’être pris en compte.
Certains historiens et d’autres militants estiment aussi que la figure de Schœlcher a effacé le souvenir des luttes émancipatrices des esclaves. D’après eux, ce sont eux qui se sont libérés eux-mêmes. Leur point de vue s’explique par un épisode historique survenu au printemps 1848. En Martinique, après l’annonce de la signature du décret d’abolition de l’esclavage, les esclaves attendaient avec impatience leur libération, qui devait arriver deux mois après l’arrivée du nouveau gouverneur, qui débarqua le 3 juin. Entre temps, le 20 mai, une importante révolte éclata à la suite de l’emprisonnement d’un esclave par son maître. Pour y mettre fin, le 23 mai, le gouverneur provisoire décida de déclarer immédiatement l’abolition, qui est survenue ainsi 70 jours avant la date prévue. Aussi, des militants martiniquais estiment que les esclaves se sont libérés eux-mêmes et que Victor Schœlcher a été glorifié à leur détriment.
La statue de la petite sirène de Copenhague a fait également les frais de cette violence symbolique de l’antiracisme en se faisant taguer de « Racist Fish » alors que le conte d’Andersen ne contient aucune allusion raciste. Ces actes de vandalisme traduisent-ils un fanatisme inculte, cette « colère sans intelligence » qui selon le philosophe Peter Sloterdijck caractérise notre époque ?
A première vue, le vandalisme dont a été victime la statue de la petite sirène paraît totalement incompréhensible, car il n’y a rien de raciste dans le célèbre conte d’Andersen. Mais cette sirène est considérée comme le symbole de Copenhague, capitale du Danemark, pays qui a colonisé le Groenland, où la statue d’un missionnaire danois a d’ailleurs été vandalisée par des Inuits le 21 juin 2020. L’explication est peut-être à chercher du côté de l’histoire groenlandaise, la petite sirène n’ayant elle-même strictement rien à voir avec l’accusation de racisme. Une autre explication est envisageable : à côté d’autres héroïnes d’Andersen (la petite fille aux allumettes, la princesse au petit pois, etc.), la petite sirène peut symboliser aussi le célèbre écrivain lui-même. Or, celui-ci a publié au moins un conte indéniablement raciste, Le pou et le professeur, deux personnages qui arrivent dans un pays africain peuplé de sauvages anthropophages.
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Votre livre s’intitule Les statues de la discorde. Quelles seraient les statues de la concorde ? Sont-elles encore possibles dans une nation fracturée par un identitarisme racialisé qui vise à diviser la communauté nationale en cultivant la lutte des races ?
Oui, je pense que l’on peut ériger des statues « de la concorde ». Il en existe d’ailleurs déjà outre les bustes d’Aimé Césaire. Ainsi, Toussaint-Louverture, qui a combattu le rétablissement de l’esclavage à Saint-Domingue, est statufié à Massy, Bordeaux et à La Rochelle. Louis Delgrès, qui est mort en 1802 en se battant contre le retour de l’esclavage en Guadeloupe, a de très nombreux bustes sur l’ile et figure également sur un beau monument installé au Blanc-Mesnil en Seine-Saint-Denis. La mulâtresse Solitude, est statufiée en Guadeloupe et à Bagneux dans les Hauts-de-Seine. Plusieurs esclaves de La Réunion qui s’étaient révoltés en 1811 y sont statufiés. Or, ces statues, ces bustes ne semblent pas connus, peut-être parce qu’ils ne se trouvent pas à Paris. On peut encore penser à d’autres figures, par exemple à Ranavalo III, reine malgache privée de son trône par la France : pourquoi ne lui élèverait-on pas un buste dans des villes françaises où elle a séjourné comme à Saint-Germain-en-Laye, à Fontainebleau ou encore à Arcachon ? Statufier des figures emblématiques de pays autrefois colonisés par la France pourrait apporter une satisfaction symbolique à des populations qui estiment être discriminées ou insuffisamment prises en considération.
Contrairement à l’Histoire qui est par nature clivante, la Nature, elle, a l’avantage d’être neutre et consensuelle, faut-il s’attendre à statufier à l’avenir des arc en ciel, des arbres et des animaux ? Et à défaut de déboulonner, va-t-on végétaliser ces statues de la discorde ?
Vous ne croyez pas si bien dire. A Dijon, il existe un visage humain réalisé en feuilles d’arbre artificielles, d’un vert intense. A Lille, le nom de Faidherbe inspira un plaisantin qui suggéra de végétaliser sa statue, pour que ce général fût effectivement « fait d’herbe ». Quant aux animaux, ils sont eux aussi statufiés. La statue de la célèbre bête du Gévaudan se dresse à Marvejols en Lozère depuis 1958 ; et, depuis 1995, cet animal terrifiant est aussi représenté à Auvers, en Haute-Loire, face à une jeune fille qui parvint à le mettre en fuite. A Nîmes, deux célèbres statues de taureau existent. La plus ancienne, de facture classique, fut érigée en 1937 ; la seconde, de conception moderne, a pris place près des Arènes en 2018. En 2020, deux inconnus la dégradèrent en y inscrivant leurs prénoms. Il existe, en effet, un vandalisme que l’on pourrait qualifier d’imbécile, qu’aucun élément idéologique clivant ne peut expliquer, consistant à taguer, à briser un nez, des doigts, etc. Outre les statues de « grands hommes », la tendance est aussi à statufier des personnages anonymes, par exemple une jeune femme rêveuse, coiffée d’un large chapeau, assise sur un banc, rue Bonaparte à Paris, l’ensemble femme et banc étant en bronze.
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