C’est une drogue dure et néanmoins légale. Nous sommes accros aux sondages. Nous avons beau savoir qu’ils ne nous font aucun bien, nous en redemandons jusqu’à l’écœurement. Il est vrai que, la plupart du temps, ils ne nous font pas grand-mal, se contentant d’enfiler des perles et d’annoncer qu’il fera froid en hiver, genre « les Français ont peur du chômage ». Pas possible !
Bien sûr, régulièrement, ils se prennent une gamelle magistrale en ratant totalement ce qui est en train de se passer, la montée de Jean-Marie Le Pen en 2002 comme celle d’Eva Joly cette semaine. Peu importe, nous reprenons notre dose. Nous sommes accros, vous dis-je. Il faut dire qu’il y a de quoi. Grâce aux sondeurs, les gouvernants ont l’illusion de connaître les gouvernés. Et scientifiquement avec ça. C’est que les pauvrets n’ont plus d’autres moyens de comprendre la société que des réponses à des questionnaires – entre nous, feraient mieux de s’abonner à Causeur. Nos dirigeants et ceux qui aspirent à le devenir payent donc à longueur d’années – parfois avec nos sous mais ne soyons pas mesquins – pour savoir ce que les Français veulent entendre. Après, ils nous le disent. Le faire, c’est autre chose, et ça les sondages ne donnent pas la recette.
Mais vous et moi ne sommes pas en reste : après tout, les sondages nous apprennent qui nous sommes, ce n’est pas rien. Ils nous disent pour qui nous voulons voter, qui nous choisissons pour diriger l’équipe de France de foot ou présenter le JT de TF1. Sachez donc, chers lecteurs que notre chaîne de télé préférée est Arte. Evidemment, c’est un peu plus ennuyeux quand ils nous disent non pas ce que nous pensons mais ce que nous devons penser et que nous finissons par penser ou, au minimum, par dire que nous le pensons. C’est ce que mon ami Gilles Casanova appelle l’autoréférentialité. C’est ainsi que l’immigration arrive régulièrement parmi les derniers sujets de préoccupation des électeurs, notamment de gauche. Ou que nous sommes massivement pour le mariage gay. Bien sûr, à d’autres moments, il faut rappeler au bon peuple qu’il est très mauvais et les mêmes sondeurs produisent des études démontrant par A+B que le racisme, l’intolérance et le pétainisme progressent, ce qui permet aux journaux qui les publient de dispenser d’édifiantes leçons de morale.
On ne va pas reprocher aux sondeurs de vendre leur came. D’ailleurs, ils ont toujours d’excellentes raisons d’avoir tort. Les sondés mentent ou changent d’avis, parfois même sous l’influence des sondages. Ainsi, selon Jérôme Fourest de l’IFOP cité par Mediapart, « Nicolas Hulot était un candidat médiatique qui devait assurer un score à deux chiffres. Au début, certains sympathisants verts, alors que leur tropisme idéologique aurait dû les conduire à voter pour Eva Joly, se disaient qu’un carton électoral valait bien quelques entorses idéologiques. » Appâtés par les sondeurs, ils ont promis aux sondeurs qu’ils choisiraient Hulot. Seulement, les derniers sondages ayant montré Nicolas Hulot ne ferait pas un meilleur score qu’Eva Joly à l’élection, l’électeur vert est retourné à ses premières amours – vache. Il y a cinq ans, à force d’entendre répéter que Ségolène Royal était la seule à pouvoir battre Sarkozy, les militants socialistes ont été convaincus qu’ils la désiraient depuis toujours. Il est assez drôle aujourd’hui d’entendre la madone poitevine, autrefois sacrée par les sondages et des médias, qu’un sondage ne fait pas l’élection.
Dans ce commerce triangulaire, les journalistes ont en effet le privilège d’être à la fois dealers et consommateurs. Car enfin, pour qu’un sondage soit l’événement de la semaine comme on le voit régulièrement il faut bien que les médias en parlent. Et nous en parlons. Nous en achetons, nous en publions, nous les commentons comme s’ils contenaient des vérités révélées. Faut-il en conclure que nous, les journalistes, nous ne connaissons pas mieux la France que les politiques ? Je préfère laisser cette question en suspens et vous offrir un sondage de mon cru : 100 % des Français sont contents de la libération de nos deux otages.
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