Après sa voisine espagnole, la gauche portugaise a essuyé une nette défaite lors des élections législatives de dimanche. Fort de six ans de réformes sociale-libérales menées au pas de charge, le Premier ministre José Socrates cèdera la place à son rival de droite Pedro Passos Coelho. Certains observateurs avisés soulignent, non sans mauvais esprit, que la droite lusitanienne est dominée par le Parti Social-démocrate de Coelho tandis que le Parti Socialiste est censé incarner l’aile gauche du spectre politique portugais. Ce qui incite à relativiser le positionnement politique des uns et des autres. Ainsi, l’essentiel de la campagne législative s’est polarisée sur les économies nécessaires au désendettement du pays. Le prêt de 78 milliards d’euros accordé à Lisbonne par le FMI et l’Union Européenne a en effet eu comme contrepartie la promesse de coupes substantielles dans les dépenses politiques.
En pleine crise de l’euro, dont la surévaluation pénalise l’économie portugaise, aucun des deux grands partis n’a osé contester la nécessité des sacrifices. Les divergences ont porté sur le degré, et pas sur la nature des coupes budgétaires. Grande gagnante du scrutin, la droite locale s’est cependant distinguée par son zèle à satisfaire les exigences comptables de l’UE et du FMI.
Conséquence prévisible de l’évanescence du clivage droite/gauche, le record atteint par l’abstention – 41 % – conduit à nuancer le succès de la droite, qui s’annonce déjà comme la grande continuatrice des politiques de dérégulation du « socialiste » Socrates. Les Portugais n’ont pas choisi un camp contre un autre et encore moins une doctrine contre une autre, ils appliqué la bonne vieille technique de l’essuie-glace : un coup à gauche, un coup à droite, l’essentiel étant de renvoyer les élites dans les cordes.
Des gauches « dextristes » ?
Le scrutin portugais n’en confirme pas moins la mauvaise tenue des gauches européennes. Partout sur le Vieux Continent, soit la gauche perd les élections nationales, soit, lorsqu’elle accède au pouvoir, elle est incapable de proposer une réelle alternative aux politiques menées par la droite libérale. Zapatero, Papandreou et Socrates, qui ont adopté le mantra de la « seule politique possible », qu’elle soit appliquée par un chef de gouvernement (post) socialiste ou ses adversaires conservateurs, illustrent parfaitement ce malaise existentiel. En face, Berlusconi, Sarkozy et Merkel affichent des fortunes différentes. Toutes proportions gardées, on peut penser que les deux premiers tentent de corriger leurs erreurs alors que la Chancelière poursuit son petit bonhomme de chemin, balisé par les règles de l’orthodoxie économique, quelques excentricités empruntées aux Grünen faisant office de supplément d’âme.
Mais aucun de ces trois dirigeants ne subit d’offensive idéologique sérieuse, leurs principaux contestataires se recrutant dans leur propre camp, sur leurs flancs droit et gauche.
Gaël Brustier, auteur de Voyage au bout de la droite (Mille et Une Nuits), expliquerait l’impuissance des gauches européennes par leur « imaginaire dextriste »[1. Jean-Philippe Huelin et Gaël Brustier utilisent le concept « dextrisme » pour pointer le rôle des élites issues de la gauche dans l’hégémonie culturelle des droites contemporaines]. Incapables de produire une vision du monde qui leur serait propre, les gauches se contenteraient d’utiliser la boîte à outils conceptuelle fournie clés en mains par leurs adversaires. En conséquence, les droites néo-conservatrices exercent le pouvoir même lorsqu’elles ne l’occupent pas. De fait, le Portugal de Socrates confirme clairement cette analyse. Interviewé par L’Express en pleine gloire, celui que la presse présentait alors comme l’une des figures de proue de la gauche « pragmatique » se défendait de toute idéologie : «Je me sens proche de tous ceux qui ressentent le besoin de réformer, et plus proche encore de ceux pour qui la réalité est plus pressante que l’idéologie. Le pragmatisme, dont je me réclame, signifie agir dans la culture du résultat», expliquait Socrates.
Si elle ne brille pas par son originalité, cette profession de foi incolore et inodore correspond trait pour trait à la doxa modernisatrice dont la seule loi est la réduction des déficits[2. Loin de rompre avec le legs libéral et atlantiste de Barroso, le Parti Socialiste portugais a d’ailleurs réformé la fonction publique et les aides sociales à une cadence qui ferait pâlir d’envie l’aile la plus dérégulationniste de l’UMP]. Le « dextrisme » incarné, notamment, par José Socrates, serait en quelque sorte le milieu idéologique commun aux eaux stagnantes du marais politique qui, de Sarkozy à François Hollande, n’a d’autre horizon à proposer que le désendettement, la cure d’amaigrissement et la soumission aux injonctions réformatrices des agences de notation.
Il est vrai que le discours économique traditionnel de la droite l’a emporté. Pour autant, la notion de « droitisation » n’est pas très opérante dès lors que les clivages politiques n’épousent plus les lignes de fracture idéologiques – ce qui se traduit par des affrontements à front renversé, pour faire simple conservateurs-sécuritaires[3. En rupture totale avec l’esprit de conservation et de réaction des « anciennes » droites traditionnelles] contre socialistes-libertaires. L’analyse « dextriste » présente surtout l’inconvénient majeur d’essentialiser la droite, donc de la réduire la droite à sa seule composante entrant dans l’épure. C’est oublier ou ignorer qu’elle n’a pas toujours été et n’est pas exclusivement libérale, affairiste et moderne. Epouvantail idéal pour les romantiques de l’autre rive, cette vision binaire n’est pas d’une grande aide pour penser le spectacle politique.
La gauche ne retrouvera pas sa virginité perdue
En hussard de l’autre gauche, Jean-Luc Mélenchon tirera sans doute de l’échec portugais la conclusion que la gauche n’est jamais aussi bien-portante que lorsqu’elle assume son identité socialiste. On l’entend déjà, expliquant avec ironie que les débâcles « socialistes » prouvent bien que le peuple préfère l’original à la copie, et appelant avec éloquence et passion la gauche à retrouver sa « vérité » ontologique. Mélenchon voit sans doute juste sur de nombreux points. Seulement, la nostalgie de « l’âge d’or », ces années 1981/83 où « la gauche essayait »[4. Serge Halimi, Quand la gauche essayait], n’inversera pas le cours du Temps. On peut invoquer les jours héroïques de la Commune et du Front Populaire, la gauche ne retrouvera pas la virginité perdue dans l’excitation de l’aggiornamento libéral. Il n’y a pas de vérité enfouie. Il n’y pas de trésor perdu.
Il y a en revanche un socialisme à (réi)nventer, et peut m’importe d’être accusé de passéisme. Au lieu de se lamenter sur la destruction des droits acquis et le démantèlement de l’Etat, il serait plus utile d’imaginer de nouveaux modèles d’économie mixte ou de protection sociale, y compris en repensant l’articulation entre les régions, la nation et l’Europe. Mais le plus urgent est de doter la gauche d’une éthique et d’une politique permettant de reconnecter social et économique. Ce qui suppose non pas un retour aux sources glorieuses mais une sérieuse rénovation doctrinale. La tentative d’Edgar Morin n’incite guère à l’optimiste. Aussi sympathique soit-elle, « sa » gauche a plus à voir avec son idiosyncrasie personnelle et ses tendances hesseliennes qu’avec une théorie politique.
Rue de Solferino, la sidération née de l’affaire DSK se dissipe et on recommence à parler de victoire. En quête de la martingale secrète pour attirer l’électeur, les gardes rapprochées des pré-candidats socialistes n’ont rien trouvé de plus flamboyant que de brandir le drapeau de la sainte Gauche, dont l’esprit se déploiera dans les « primaires élargies » (… à qui ?). Les votants devront verser leur écot, probablement un euro mais on espère que le fidèle sera plus généreux qu’à la messe, et jurer – par écrit – qu’il adhère aux éternelles valeurs de la gauche, tolérante, généreuse et ouverte. N’ayons crainte, ce sera du solferinien de la plus belle eau.
Une fois encore, on évitera de se demander ce qui peut bien rassembler les adeptes du multiculturalisme qui pétitionnent pour la « non-discrimination » des mères de famille voilées et les républicains qui refusent d’abandonner définitivement à Déat le tryptique « Ordre, autorité, nation », ou comment José Socrates, Mélenchon et François Hollande peuvent tous brandir le drapeau de la « gauche ». On dirait qu’à psalmodier le mot, on a renoncé à la chose. Il est vrai que la politique ne peut se passer de mythes fondateurs. Mais elle ne peut certainement pas se réduire à eux.
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