L’exposition Caillebotte au musée d’Orsay est une succession de chefs-d’oeuvre. C’est aussi un concentré de bêtise. Le peintre de la vie bourgeoise au XIXe siècle est présenté comme le chantre de la déconstruction, venu « bousculer les stéréotypes de genre » en tentant d’« échapper à sa condition de riche rentier ». On s’émerveille et on rigole.
« Caillebotte : peindre les hommes » est l’une des nouvelles expositions de l’automne-hiver au musée d’Orsay. Nous devrions nous réjouir, et ce pour deux raisons. La première tient à l’artiste, Gustave Caillebotte (1848-1894). Contemporain de Monet, Renoir, Sisley, peintre des célèbres Raboteurs de parquet refusés au Salon de 1875, mécène, collectionneur et donateur des toiles de ses amis impressionnistes, il mourut suffisamment jeune – 45 ans – pour prétendre à une place dans l’histoire de l’art, mais suffisamment fortuné – fils d’un riche négociant – pour n’y figurer longtemps qu’à titre secondaire. On aime les artistes aux existences difficiles.
Seconde raison, a priori, de se réjouir : « peindre les hommes ». Après un marathon olympique d’expositions sur les femmes peintres ou, variante grotesque, sur les épouses, amantes, sœurs, belles-sœurs, mères et belles-mères – on dirait un discours de passation de pouvoir au ministère de l’Éducation nationale – ayant gravité autour d’artistes comme les Nabis (actuellement au musée de Pont-Aven), « Peindre les hommes » fait l’effet d’un bonbon au miel. Une belle récompense après s’être coltiné tout l’imagier des victimes du patriarcat occidental depuis l’art pariétal.
Réjouissons-nous d’abord pour Gustave Caillebotte, lequel disait qu’il ne suffit pas d’être mort, mais d’être mort depuis longtemps, pour gagner les bonnes grâces du public. Les cent trente ans de sa disparition sont l’occasion de venir admirer (après une petite dizaine d’accrochages à travers le monde depuis 1994) l’œuvre mi-réaliste, mi-impressionniste de ce passionné de peinture, d’horticulture, d’ingénierie navale et de sports nautiques.
Dans le Paris des grands boulevards haussmanniens, sous des effets de lumière, de neige et de pluie, la promenade est à l’honneur. Sur le trottoir de Rue de Paris, temps de pluie (1877), un couple de bourgeois distraits par un détail hors cadre vient à notre rencontre. D’un côté du parapluie qui les abrite : pantalon sans pinces, gilet croisé, plastron, nœud papillon, large pardessus et chapeau haut-de-forme. De l’autre : petit manteau arrondi rehaussé de fourrure, voilette mouchetée et boucle d’oreille à l’éclat vermeerien. En été, sur Le Pont de l’Europe (1876), le parapluie fait place à l’ombrelle. La brève conversation qui nous parvient alors est autant celle de cet homme élégant et de cette femme tout rubans et dentelles qui s’avancent vers nous, que le dialogue entre une robe à tournure et la structure métallique du célèbre pont construit en 1863. Les nouveaux volumes du vêtement et ceux du paysage urbain sculptent la modernité de cette seconde moitié du xixe siècle. Sur le chemin de l’après-Sedan, les promenades bourgeoises, graves sans emphase, sérieuses sans affectation, croisent le prolétariat urbain au travail – comme ces Peintres en bâtiment (1877) – avant de se poursuivre par le regard, à la fenêtre ou au balcon d’un appartement cossu. Échouées sur un fauteuil capitonné ou sur un canapé confortable le temps d’une lecture silencieuse, ces promenades reprendront leur cours à la campagne et à la mer, entre dahlias, bateaux et périssoires.
Mais les réjouissances ne s’arrêtent pas là – du moins pour ceux qui lisent encore les cartels dans les musées. Car au plaisir de regarder les toiles de Caillebotte vient s’ajouter le plaisir de rire devant les nouveaux textes qui les accompagnent. Le ton est donné d’entrée de jeu et allège la gravité d’un xixe siècle un peu sombre en redingotes noires. En raison d’une « forte prédilection pour les figures masculines », Gustave Caillebotte nous est présenté comme un artiste n’ayant eu de cesse d’interroger son identité d’homme bourgeois à travers son œuvre, à une époque où l’élite masculine aurait hésité entre les codes d’une virilité triomphante et un goût naissant pour de nouvelles formes d’évasion et de sociabilité entre hommes. Largement inspirée du troisième volume de L’Histoire de la virilité, dirigé par Alain Corbin – ouvrage qui s’attache à démontrer le caractère construit, et donc heureusement obsolète, d’une virilité conduisant, entre autres, à la domination de la femme et des peuples du monde –, l’exposition Caillebotte distille l’idée d’un peintre venu, au bout de cent trente ans, « bousculer les stéréotypes de classe et de genre » de l’humanité occidentale. Présenté comme indifférent aux femmes, moite d’émotion devant les hommes, sans illusions personnelles devant le couple bourgeois, il aurait rêvé d’« échapper à sa condition de riche rentier » – de préférence du haut de son balcon du 31, boulevard Haussmann, acheté avec son frère Martial après la vente de leur domaine de 11 hectares à Yerres. Plutôt discret sur une vie privée qu’il semble avoir partagée entre sa famille, ses amis, et une certaine Charlotte Berthier, il était effectivement le candidat posthume idéal pour promouvoir, depuis son époque, les nouvelles masculinités de la nôtre. L’Homme au bain (1884) se résume ainsi au « plaisir que l’artiste a sans doute eu de peindre l’anatomie » d’un homme au sortir d’une baignoire : rien sur le réalisme du nu, les traces d’eau sur le parquet ni sur la figure de l’homme vu de dos, motif passionnant magistralement étudié par Georges Banu dans la peinture et le théâtre. Même chose pour Les Raboteurs de parquet (1875). « À demi nus et transpirants »,ilssont l’occasion d’une petite niaiserie supplémentaire formulée sur la fraternité au travail d’« hommes virils engagés ensemble dans un labeur manuel » : rien sur l’attention silencieuse que portent ces ouvriers à leur ouvrage, rien sur leur misère, rien sur la beauté et la précision de leur geste, et bien sûr rien sur la lumière. Et ainsi de suite : de cartel en cartel, le comique de répétition opère. Face au pubis richement fourni de la femme qui somnole sur un canapé (1881-1882), la taille encore marquée par un jupon retiré à la hâte, le désir du peintre doit disparaître : la « jeune femme ignore sa présence » et la main qu’elle pose sur son sein est « un geste autoérotique » qui exclut le mâle de la scène. C’est décidé : les figures masculines de Caillebotte, à leur fenêtre, à leur balcon, à leurs promenades et à leurs lectures, suintent d’une « énergie mal canalisée » sous leur virilité de façade. D’ailleurs, à y regarder de plus près, le bourgeois du pont de l’Europe ne salue pas tant la cocotte à l’ombrelle qu’il ne guigne de l’œil le peintre en bâtiment accoudé au parapet…
Tout exhumer et tout salir, de l’école au musée : avouons que pour un siècle qui fait du respect et de la protection de l’environnement son cheval de bataille, ce gâchis labellisé a de quoi surprendre. Fidèles, malgré eux, à l’institution honnie de la famille, les déconstructeurs des années 1970 ont fait des petits, aux deux sens du terme : ils ont engendré d’autres déconstructeurs, moins intelligents qu’eux. À la différence de leurs mentors qui goûtaient le plaisir d’avoir reçu en héritage ce qu’ils jetaient par-dessus bord, les petits-maîtres d’aujourd’hui ont cessé d’être des penseurs, des professeurs, des critiques littéraires ou des historiens de l’art. Ils se contentent d’être des théoriciens du genre, des « formateurs égalité fille-garçon », des traqueurs d’écriture misogyne chez Zola ou des dénicheurs de « masculinité fluide » dans l’iconographie du xixe siècle. N’ayant rien reçu en héritage, ils n’ont plus rien à bazarder et se satisfont des basses œuvres : chiner des mots creux et réciter en boucle le catéchisme de leurs pairs quasi biologiques en le plaquant sur ce qui nous trouble, nous émeut et nous émerveille toujours.
Marcel Proust a parlé comme nul autre des jeunes filles en fleurs sans s’être apparemment distingué comme tombeur de ces dames ; Rosa Bonheur s’est consacrée à la peinture animalière, mais n’est pas encore considérée comme zoophile ; Chardin et Sorolla ont été des peintres de l’enfance sans avoir été pédophiles. Peindre des ouvriers au travail et des bourgeois à leur balcon est une autre façon d’envisager l’art et la beauté sans pour autant constituer un protoplaidoyer en faveur des nouvelles masculinités.
Lorsque seules les femmes sont autorisées à parler des femmes, et que les hommes ne sont autorisés à parler d’eux qu’en êtres vulnérables, les cartes de la vie et de l’art sont rebattues en un sens politique plutôt douteux – orwellien est un euphémisme. Portrait de femme a heureusement été écrit par un homme (Henry James) et Chéri par une femme (Colette). D’ailleurs, personne mieux que Marguerite Yourcenar, dans sa postface à Anna, soror… (1983), n’a « fermé la bouche à ceux qui s’étonnent qu’un homme puisse exceller à dépeindre les émotions d’une femme ou qu’une femme puisse créer un homme dans toute sa vérité virile ».
Marguerite Yourcenar : on aimerait l’emmener avec nous voir l’exposition Caillebotte.
À voir :
« Caillebotte : peindre les hommes », musée d’Orsay, jusqu’au 19 janvier 2025.
Maison Caillebotte, 10, rue de Concy, 91330 Yerres.
À lire
J.-K. Huysmans, « L’Art moderne », in Écrits sur l’art, Flammarion, 2008.
Georges Banu, L’Homme de dos : peinture, théâtre. Adam Biro, 2000.