Cette fois-ci, c’est certain : le monde marche sur la tête. La récente pétition demandant la suppression des notes à l’école primaire et au collège achève le processus de décomposition pédagogiste d’une institution en phase terminale. Elle est à l’initiative de l’AFEV (Association de la fondation étudiante pour la ville), une association que les professeurs de zone difficile connaissent bien, composée d’étudiants bénévoles toujours prêts à aider les élèves dans les permanences de quartier.[access capability= »lire_inedits »] Comme ça, ça paraît sympathique, humain, citoyen. Le problème est que l’AFEV, qui a tellement travaillé sur la représentation que l’élève se fait de l’école, n’a jamais travaillé sur la représentation qu’elle, comme association, se faisait du métier d’enseignant aujourd’hui. À l’AFEV, on est persudé que le maître est méchant par nature, engoncé dans un savoir qu’il ne remet jamais en question, et qu’il considère ses élèves comme de petits robots. Il refuse aussi de se former, de dialoguer avec les parents, d’individualiser sa pédagogie, de prendre en compte la diversité des parcours. Bref, au sens sartrien du terme, c’est un « salaud ».
Faut-il créer des troisièmes option foot-basket dans le « 9-3 » ?
Je n’ai ainsi pas été tellement étonné de voir, parmi les signataires de la pétition, le sociologue Eric Debarbieux. Il y a quelques années, Eric Debarbieux a voulu venir enquêter dans l’établissement dans lequel je travaillais en se posant, au départ, des questions légitimes : celle de la violence et de l’échec scolaire dans les ZEP. Il y avait juste eu un petit problème : il avait expliqué à France Culture et dans quelques articles que le problème, a priori, semblait évidemment venir des profs qu’il avait gentiment qualifiés de « schizophrènes » puisque leurs syndicats réclamaient toujours plus de moyens en refusant d’innover dans leurs pratiques.
Refuser d’innover dans les pratiques, pour ces gens-là, cela veut simplement dire ne pas sacrifier nos exigences et estimer que le programme de l’Ecole de la République s’applique aussi aux enfants des mileux défavorisés. Si je simplifie − et il faut toujours simplifier avec les sociologues et ces spécialistes du monde enseignant qui n’ont jamais enseigné −, on devrait créer des 3e option grec ou cinéma dans les centres-villes et des 3e option foot-basket dans le « 9-3 ».
Pour en revenir à Monsieur Debarbieux qui voulait, de fait, nous évaluer pour nous expliquer qu’il ne fallait plus évaluer les élèves, la levée de boucliers chez les sales conservateurs que nous étions lui fit renoncer à son projet, et je dois encore avoir dans mes archives du ridicule contemporain la lettre qu’il nous envoya et qui oscillait entre l’excuse et la bonne foi blessée de l’humaniste.
Et les « schizophrènes » continuèrent, au jour le jour, à faire face à leurs élèves et à innover sans le dire, parce que de toute manière, réussir, pour une jeune certifiée nommée à 800 kilomètres de chez elle, à faire passer la beauté des textes fondateurs à des classes où des élèves vivent sous le seuil de pauvreté, cela demande beaucoup plus de faculté d’adaptation, de courage, de dignité, de foi et même de sens de l’intérêt général que n’en auront jamais les membres de l’AFEV qui viennent expulser leur culpabilité petite-bourgeoise dans un caritatif de dame chaisière.
Ce ne serait pas très grave si cela ne passait pas, en plus, par un dénigrement larvé de la figure du prof, qui n’en a pas besoin par les temps qui courent. Et la pétition de l’AFEV est révélatrice de cet état d’esprit. Rendez-vous compte : le prof note ses élèves ! Il se permet de dire ce qui est très bien, bien, moins bien ou franchement à revoir.
Au nom de quoi, on se le demande ? Qui est-il, ce galeux, ce pouilleux, ce crypto-fasciste qui s’octroie le pouvoir régalien de classer ? Quelle est sa légitimité ? Un concours ? Allons donc ! Des études ? Vous plaisantez ? Un amour sincère du métier et des élèves qui sont dans sa classe ? Vous plaisantez, il ne fait que jouir sadiquement de son capital symbolique ! Il produit de l’inégalité, chaque jour, inlassablement. Et la violence générale de la société, la guerre de tous contre tous qui caractérise la France des années 2010, ce n’est pas compliqué, c’est devant le tableau noir qu’elle prend naissance.
Pour les pétitionnaires, la transmission, c’est la réaction
On ne sera pas surpris, non plus, de trouver parmi les signataires de cette pétition l’inénarrable Daniel Pennac. Daniel Pennac occupe la place bien particulière de rebelle officiel, de dadaïste d’Etat dans notre paysage national. Il trouve que les honneurs, la culture, tout ça, ce n’est pas très sérieux et qu’il ne faut pas embêter les enfants avec ça. Ce qu’il aime, dans la pétition, c’est qu’elle veut en finir avec la hiérarchisation et lui substituer une logique de coopération. Il faudra qu’il nous explique, ce fouriériste passionné, cet agrégé de lettres, certes mauvais écrivain − mais qui a bénéficié malgré tout d’un enseignement un peu contraignant et un peu axé sur la transmission −, pourquoi, en d’autres temps, il a accepté la Légion d’honneur et aussi pourquoi il se fend, dans Comme un roman, d’une « déclaration des droits imprescriptibles du lecteur » qui peut sembler amusante quand on a soi-même une bibliothèque conséquente et une culture assurée, mais qui est d’une démagogie dévastatrice pour des enfants dont les seuls livres qu’ils voient sont ceux du CDI du collège ou de l’école primaire.
Pennac, de manière souriante, c’est : « Après moi, le déluge ! », comme ses congénères de la « génération lyrique » qui ont profité de tout, jusqu’au bout, et laissent un monde moralement et économiquement en ruines mais veulent, en plus du beurre et de l’argent du beurre, le cul de la crémière médiatique : ils veulent paraître sympas et renvoyer dans les limbes de la réaction tous ceux qui croient encore un peu aux vertus de la transmission comme seul vecteur d’émancipation et d’égalité réelle.
Cette pétition est à la fois risible et inquiétante, comme le sont toutes les offensives modernisatrices qui caractérisent l’abaissement de la raison partout à l’œuvre ces temps-ci. On veut supprimer les notes car tout classement, pour des enfants, serait intrinsèquement pervers. Mais que l’on nous explique pourquoi c’est justement à l’école que les notes devraient être supprimées alors que, partout ailleurs, règne une idéologie de l’évaluation qui masque toujours celle du rendement. Les politiques publiques sont évaluées, les entreprises sont régulièrement soumises à des audits. Partout des « men in black » débarquent dans des bureaux, s’enferment avec leurs ordinateurs portables, reçoivent inviduellement agents, cadres, employés, ouvriers puis repartent au bout de quelques semaines avant d’envoyer des rapports qui vont recommander restructurations et licenciements, dans une logique purement comptable. La culture du chiffre qui conditionne les notations des fonctionnaires est partout à l’œuvre, y compris dans la police et l’hôpital. Les adultes sont infantilisés et cette infantilisation les pousse parfois au suicide, devenu une cause de mortalité au travail parmi d’autres.
Et voilà que le seul endroit, l’école, où les notes sont un moyen légitime, accepté et souhaité par les élèves et leurs parents, est montrée du doigt. Nos pyromanes pétitionnaires proclament fièrement, au nom d’un humanisme de façade, que les notes ne veulent rien dire, mais elles réapparaissent par magie quand il s’agit de dire d’un seul coup : « Toi, tu pars en seconde générale. Toi, tu pars en seconde professionnelle. »
C’est ce que Jean-Pierre Le Goff, dans un livre au titre évocateur, La Barbarie douce ou la modernisation aveugle des entreprises et des écoles, a bien montré. On fait règner un esprit copain dans la start-up comme au collège, avec tutoiement et main dans le dos. Mais quand le réel fait son retour en force, c’est là que la vraie violence arrive.
Sans repère, l’employé licencié qui se croyait pote avec le patron et l’élève orienté contre ses vœux qui pensait que le prof était un animateur tellement cool ont l’impression d’avoir été les dindons de la farce, ou en l’occurrence, de la tragédie.[/access]
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