Témoins d’un Moyen Âge guerrier, les châteaux forts sont bien plus que des rêves de pierres romantiques. Ces bâtisses nous rappellent par leurs architectures l’incroyable brassage d’influences qui anima l’Europe durant des siècles. Un superbe livre le prouve en images.
Qu’est-ce qu’un château fort ? L’enfant le sait, lui qui, depuis mille ans, en démoule sur le sable. L’homme aussi, à qui il arrive même d’en bâtir… en Espagne. Frédéric Chaubin relance néanmoins la question à travers un coffee table book magistral. Le château fort ? Un archétype, un mythe, une structure fonctionnelle qui se fonde sur l’enracinement. « Le génie du château est souvent le génie du site », observe le photographe dans sa préface.
Sous le titre Stone Age (« l’Âge de pierre »), 400 pages et 3,5 kg couronnent une singulière croisade : cinq années à battre, par monts et par vaux, le continent européen dans le dessein de capturer quelque 200 icônes de ces vestiges féodaux clairsemés. De la France, bien sûr, aux contrées germaniques, de la péninsule ibérique à la Grande-Bretagne, de la Botte italienne aux confins de l’Europe centrale (Roumanie, République tchèque, Slovénie, Hongrie) ou septentrionale (Russie, Pologne, Estonie, Ukraine, Finlande), et même jusqu’à l’Arménie. Un travail titanesque, de surcroît réalisé à la chambre, technique exigeante dont les facilités du numérique ont presque signé l’arrêt de mort. Il en résulte des tirages grand format, au velours et à l’irisation inimitables.
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En 2015, Chaubin se lance à corps perdu, et sans commande préalable, dans ce projet un peu fou. Toutefois, le photographe ne part pas de rien : il y a onze ans, en parallèle à ses fonctions de rédacteur en chef du magazine de mode Citizen K, il publiait, déjà chez Taschen, un « beau livre » intitulé, non sans humour, CCCP: Cosmic Communist Constructions Photographed. Un panorama inédit de cette architecture méconnue propre au glacis soviétique à l’heure de son délitement. L’ouvrage se vend à plus de 100 000 exemplaires dans le monde ! Et déclenche illico, outre d’innombrables conférences, une flopée d’expositions dans d’importantes institutions (ZKM de Karlsruhe, Storefront for Art and Architecture de New York, Chicago Architecture Foundation, Musée d’architecture de Tallin, en Estonie, sans compter des galeries au Japon, aux États-Unis, en Lituanie…). De quoi vous mettre le pied à l’étrier. Là-dessus, Chaubin choisit de reprendre sa liberté, quitte Citizen K et décide de consacrer tout son temps à la photographie.
Ni inventaire raisonné de l’architecture castrale, ni état des lieux documentant celle-ci sur le mode naturaliste, Stone Age n’est pas davantage un catalogue qu’un atlas. De façon significative, loin de toute visée encyclopédique, les photos n’y sont pas classées géographiquement. Un parti pris intelligent, en ce qu’il intègre une donnée fondamentale : la porosité des styles, leur métabolisme mimétique. Dans son texte d’introduction, Frédéric Chaubin le dit fort bien : « Un des aspects les plus troublants du Moyen Âge est son absence de stabilité géographique. La carte semble se dérober. Non seulement celle-ci ne connaît pas le découpage actuel de nos frontières, mais ses variations fluctuent en amplitude spectaculaire. » Cela explique, par exemple, que « des vestiges de châteaux normands, saxons, angevins et aragonais se côtoient sur un même territoire. » Par ailleurs, le constat s’impose : « C’est aux femmes et à leur circulation que l’on doit la fluctuation des territoires. […] L’échange des femmes produit le lien. […] Elles deviennent par leur cession la garantie de relations apaisées. » Les mariages font les lignages. Tandis que « la loi ecclésiale constitue l’échine du monde féodal » : Église contre feudataires (titulaire d’un fief et vassal d’un suzerain). Fondamentalement instables, les lignes de fracture se déplacent ; les typologies se chevauchent, s’interpénètrent, selon un régime d’appropriation éphémère : les conflits sculptent les silhouettes médiévales ; les évolutions de la poliorcétique, l’art de mener un siège, conditionnent leurs transformations.
Le lecteur chemine, au fil des pages, de ces édifices marqués par la verticalité jusqu’à ces ruines qui impriment leur dramaturgie au paysage, forteresses fichées comme des vigies au cœur d’une nature intacte. On passe du Burg de Reinhardstein, en Belgique, au site fortifié d’Orawa, en Slovaquie – qui a servi de décor au Nosferatu de Murnau. Ou encore du château espagnol de Berlanga au donjon normand de Rochester, dans le Kent anglais. Du kremlin de Pskov, en Russie, à la forteresse de Khotyn, en Ukraine… À chaque édifice précisément identifié est associée une brève notice – date, lieu, contexte. Du travail sérieux.
Dans la rusticité vernaculaire de ces colosses de pierre se chevauchent, se superposent, se bouturent donc des typologies que le cours des siècles empile, par un processus de métamorphose qui, on l’oublie souvent, s’étire et se prolonge jusqu’à nos jours : au fil du temps, le château fort devient, à partir de la Renaissance, manoir, lieu de villégiature, palais – voire ruine. L’historicisme propre au siècle industriel rebâtit Carcassonne ou le château des Hohenzollern ; l’aile exubérante du romantisme et du préraphaélisme ventile ses courtines, ses barbacanes, ses ponts-levis et ses mâchicoulis. Composite par essence, le château fort est un mille-feuille, un palimpseste parfois indéchiffrable, dont rend compte à merveille l’échantillonnage chaubinien : l’anachronisme y règne en maître mais à bonne distance du stéréotype imagé de Walt Disney. Et à rebours des faire-valoir ripolinés qu’impose aujourd’hui la doxa patrimoniale. Soumis aux préceptes établis, dès 1933, dans la Charte d’Athènes, sous le magistère de Le Corbusier, « les bâtiments restitués prennent ainsi, par un étrange renversement chronologique, la patine de notre siècle, écrit Chaubin. Aujourd’hui toilettés, on leur inflige la vie factice de parcs d’attractions à haute valeur pédagogique. »
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Contre ce lissage totalitaire, son livre pose un acte d’insoumission. La liesse des péquins à selfie en est bannie. Quasiment soustraits à toute pollution humaine, ces « rêves de pierre » y sont, pour ainsi dire, rendus à leur essence. Élémentaire, immarcescible sur ses pitons de roche, ses éperons, ses falaises, ses épaulements, adhérent à son socle minéral dans un rapport fusionnel, le château fort, au prisme de cette boîte noire qui élude le contingent, récuse l’instantané, s’interdit le « pris sur le vif », dispense une poétique de l’étrange : « sommeille en lui, sur le terrain des sortilèges, les esprits de l’ailleurs », suggère Frédéric Chaubin, en écho à la magnifique Annie Le Brun et à Julien Gracq, l’auteur inspiré d’Au château d’Argol. La claustration castrale nous ouvre un paysage mental. Comme le résume l’auteur, si « la photographie est le temps des fantômes, les châteaux en sont le lien ».
A voir: le passionnant entretien de Frédéric Chaubin avec le critique d’architecture François Chaslin.
Frédéric Chaubin. Stone Age. Ancient Castles of Europe
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