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Les pépins de la colère


Les pépins de la colère

« Un Monsieur qui veut être à la hauteur des événements : définition du clown » (Aragon, Traité du style, 1927). Il me semble qu’il y a quelque chose de ce clown dans l’indigné, et de ce ridicule dans l’indignation, si fréquente dans les pages « Opinions » de nos journaux. (Je ne prétendrai d’ailleurs pas que je n’aie pas donné moi-même, à telle ou telle occasion, dans ce ridicule.)[access capability= »lire_inedits »]

Je ne dis pas qu’il n’y ait pas, en ce monde, mille raisons de colère. Elles abondent au contraire. Et, de toute façon, on peut compter sur l’indigné pour en trouver. J’ai connu des gens pour s’indigner que nos contemporains ne fassent pas la liaison quand ils disent « vingt euros », qui doit être prononcé « vingt-t-euros ». C’est dire ! Bon, fort heureusement, l’indignation a parfois des motifs disons… un peu plus prioritaires. Mais le problème est qu’elle ne sert à rien. Vos gesticulations postillonnantes, Mesdames, Messieurs, vos clameurs de putois (« J’ai honte pour mon pays… », « Notre criminelle indifférence… », etc), tout le monde s’en fiche. Il faut avoir l’intelligence et le cran de se porter au-delà. Il faut se révolter – c’est autre chose. Surtout, il faut combattre. Il faut tirer. Et viser juste. Il faut rire et mordre. Cingler. Et surtout, travailler. Agrippa d’Aubigné s’indigne de la guerre civile ; mais il compose, pour dire sa fureur, quelque 9000 alexandrins. Faites-en autant ! Voltaire défend Calas : il ferraille, il publie des brochures, il ruse, aussi, pour limiter les risques ; mais un guerrier qui ruse, cela ne veut pas dire qu’il est un lâche. Zola écrit J’accuse : il est peut-être indigné, mais il compose un texte, charpenté et costaud comme ses romans, écrit avec vigueur et avec rigueur, chargé d’arguments solides et de questions précises. L’indignation n’y suffit pas ; elle a la consistance d’un soufflé. Elle s’apparente le plus souvent à l’éjaculation précoce.

J’ai recherché le personnage de l’indigné dans la littérature. La Bruyère ne me l’a pas fourni, mais peut-être ai-je mal regardé. C’est plutôt Molière qui a codifié le type, avec son Alceste dans Le Misanthrope. Alceste est indigné. De tout. Des petits marquis, d’un sonnet risible, de l’indulgence amusée que son ami Philinte oppose à ses jérémiades. Mais il nous émeut néanmoins car il souffre, et la souffrance n’est jamais risible. Et puis, on ne m’enlèvera pas de l’idée que c’est lui-même que Molière met en scène, du moins une part de ce qu’il était ; avec un courage inouï, il se regarde et il se montre, dans tout son pathétique. Et cette sincérité-là, qui est la vraie, sauve tout.

L’indignation est un narcissisme

L’autre indigné célèbre, c’est Gustave Flaubert, le premier de nos écrivains, peut-être, à avoir détesté radicalement toute son époque, et à l’avoir dit jusqu’à l’épuisement dans sa sublime correspondance. Mais il orthographiait, lui : « Je suis hhhîîîndigné ! », ce qui suffisait, là aussi, à indiquer une sorte de sourire envers soi-même. Et puis quoi ? Il écrit Bouvard et Pécuchet, accomplissant ce parcours héroïque qui le mène à l’ironie, à la malice, à l’ambiguïté.

Mais je n’ai pas répondu à ma question initiale : qu’y a-t-il donc de si grotesque dans la posture de l’indigné ? Je hasarderai ceci : elle est un narcissisme. L’indigné est assurément sincère ; mais la sincérité ne nous protège pas de l’erreur, et d’abord de l’erreur sur nous-mêmes. L’indigné, au fond, même s’il ne le sait pas, est beaucoup moins soucieux du scandale, de l’injustice contre quoi il exhale ses fulminations que de montrer à tous qu’il a une belle âme noble. Et montrer sa belle âme noble, il n’y a rien de plus dégoûtant.[/access]

Février 2011 · N°32

Article extrait du Magazine Causeur



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est écrivain. Dernier livre paru : <em>La langue française au défi,</em> Flammarion, 2009.

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