La parade électorale a révélé, sans surprise, que la France n’allait pas très bien, comme l’humanité en général d’ailleurs. Nous devons apprendre à vivre dans un monde désenchanté. Une analyse de l’écrivain Patrice Jean.
Quelques jours avant le second tour de l’élection, je roulais sous un pont aux piliers recouverts d’affiches en faveur d’Éric Zemmour. Sous le visage du chroniqueur devenu candidat, on lisait : « Impossible n’est pas français ». Il souriait. J’ai souri également : bientôt les affiches électorales se transformeront en souvenirs, et dans des villages endormis de l’Ariège ou du Cantal, des tribuns continueront d’encourager l’électeur à les élire et à les adopter comme maîtres. Les affiches seront écornées, presque entièrement déchirées, à demi cachées par des avis municipaux ou des annonces de braderies ou de fêtes foraines. Pendant des semaines, les journaux n’auront parlé que de ça, l’élection présidentielle, le point d’orgue de la vie politique française. Et puis la vie reprendra ses droits.
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Qu’attend-on de cette élection ? Pourquoi tant de passion ? Au risque d’être haï, vilipendé, insulté, méprisé, j’ai plutôt l’impression que tous les candidats se ressemblent. Tous les candidats sont démocrates, républicains et veulent le bonheur des Français ; ils ne diffèrent que sur les méthodes pour y parvenir. J’attends impatiemment le candidat qui prétendra appauvrir le pays, supprimer le système des retraites et déclarer la guerre à la Chine. Tous sont habités par la passion de servir (disent-ils). Et, grande nouveauté, tous sont des résistants. Zemmour se grime en De Gaulle et appelle à lutter devant un micro pareil à celui du général réfugié à Londres ; et les anti-Le Pen défilent et pétitionnent contre le retour du fascisme. Quelle fatigue ! Je me souviens de l’entre-deux-tours de 2002 ; j’habitais une petite ville de province. Un soir, je vis une longue cohorte de manifestants tourner en rond sur la place principale en scandant des slogans contre la bête immonde. Je dis alors à un ami : « On dirait des Indiens qui dansent pour repousser la pluie. » Il n’apprécia que modérément mon observation : lui aussi avait l’âme d’un résistant (disait-il). Comment peut-on à ce point se monter le bourrichon ?
La France est hantée par un spectre, la collaboration
J’ai quelques rudiments d’explication à proposer : nous ne percevons qu’une infime partie de la réalité et ne connaissons qu’une centaine de personnes, peut-être un millier pour les plus fraternitaires d’entre nous (ce qui n’est pas mon cas, j’aime l’humanité avec beaucoup de modération). C’est à partir de cette minuscule expérience personnelle que nous sommes contraints de réfléchir au sort de 67 millions d’inconnus (la France), en sorte que nous devons lire des sociologues, des philosophes, des démographes, des journalistes, des historiens, etc., pour tenter de nous hisser à une vision globale qui nous autoriserait à choisir le meilleur des candidats. Il y a dans cette tentative beaucoup de perdition, nous jugeons sur des on-dit, des impressions, des suppositions. J’ignore la signification exacte de la théorie, en mathématiques, des « sous-ensembles flous », pourtant ces derniers me paraissent s’appliquer intégralement à la politique : tout est incertain et sujet à caution. Dans cet imprécis naissent tous les fantasmes : puisque l’exactitude est impossible, le besoin de haïr caché au cœur de l’homme (ça le soulage des misères de la vie) et le narcissisme (le pseudo-résistant) se donnent la main pour revivre, à chaque élection, la tragédie de la collaboration. L’incertain favorise le théâtre, la comédie, les grands mots. Un plombier, par exemple, quand il répare votre robinetterie, sait parfaitement quelle pièce est à changer ; un militant, lui, ne peut formuler que des hypothèses à propos des maux qui affaiblissent le pays. Alors il s’échauffe, devient rouge, lance des anathèmes et se coiffe (en douce) du Borsalino de Jean Moulin. C’est surtout vrai à gauche mais, comme je l’ai déjà noté, Zemmour s’est à son tour oint du képi gaullien. La France est hantée par un spectre, celui de la collaboration. Plus aucune discussion ne se tient sans elle. Parlez-vous d’immigration qu’un résistant (en carton) vous taxera de « fasciste », depuis 68 les CRS sont des SS et la violence symbolique bien pire que la violence réelle (on voit bien, en cette occurrence, que les tenants de cette thèse sont à l’abri de la deuxième catégorie citée).
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L’enfer est pavé de bonnes intentions
Nous sommes entrés dans l’ère du soupçon (dans un sens très différent du célèbre essai de Nathalie Sarraute), nous sommes tous des accusés en puissance. Des puritains et des gardes rouges sondent les âmes comme jadis l’Inquisition surveillait les hérétiques. Certes, le mâle blanc de plus de 50 ans est la cible privilégiée des vertueux (le privilège blanc !), mais personne ne doit se croire pour toujours immunisé contre la diffamation. « Vous prétendez n’être pas sexiste, en réalité vous l’êtes ! Il faut en prendre conscience. » Une conversation ne peut être féconde qu’à la condition de ne pas user de l’argumentation ad hominem. L’ère du soupçon tue la conversation. Vous n’êtes pas ce que vous paraissez être et vous êtes ce que vous prétendez ne pas être. La vertu, poussée à fond, se transforme en son contraire : c’est l’histoire du monde et celle de l’enfer qu’on avait primitivement pavé de bonnes intentions. Chaque génération, pour paraphraser Albert Camus, se croit vouée à défaire le monde. Un monde mauvais. Chaque génération a raison, le monde est mauvais, ou plutôt n’échappe pas au mal. Mais toutes les générations ont tort en ce qu’elles oublient le propre mal en elles, oubli généré par le mal lui-même. Il n’y aura jamais de société apaisée : c’est ma bonne nouvelle. La lutte des classes est une réalité, l’asservissement du monde par la technique aussi. Une règle paradoxale se met en place : plus le confort croît et plus l’insignifiance s’accroît. L’État nous dorlote comme des nourrissons : au jardin des plantes à Nantes, on a installé des statues pareilles à des personnages de bédés pour enfants, elles contrastent avec celles implantées à la fin du XIXe (des femmes nues). Un nourrisson est cajolé, mais il vit dans le périmètre étroit de son parc de jeux. Et il est méchant comme une teigne.
Patrice Jean est écrivain. Nous traiterons son dernier livre, Le Parti d’Edgar Winger (Gallimard) dans le prochain numéro. Isabelle Larmat en propose ici la recension.